Print Friendly, PDF & Email

Vous détestez les superproductions américaines réservées aux enfants, spécialement concoctées pour les fêtes de Noël ? Vous fuyez les comédies dramatiques débordantes de bons sentiments et de larmes faciles ? « Gaby Baby Doll », sorte de conte moderne à l’humour décalé, au charme nonchalant, est fait pour vous. Avec son troisième long métrage, la cinéaste Sophie Letourneur surprend encore les spectateurs habitués à ses fictions réalistes, peuplées de bandes de jeunes au babil survolté et à l’énergie inextinguible (« La vie au ranch », « Les coquillettes »). Cette fois, elle prend les codes de la fable classique, les renverse, d’une manière poétique et drôle, et dessine le portrait en mouvement d’une jeune femme d’aujourd’hui, puérile, fantaisiste, en mal d’amour. Et dans le rôle de cette ‘Baby Doll’, insupportable et craquante, une comédienne qui ne ressemble à personne : Lolita Chammah.

Seule à la campagne

Les premiers plans fixes, nocturnes, habités par un chien errant au milieu de paysages campagnards installent une ambiance étrange, attachante. Manifestement, la bande de jeunes gens et jeunes filles agités et bavards que nous retrouvons dans une grande maison à la campagne n’est pas à sa place : tous sont de la ville et ne font que passer. Bien vite, ils repartent en laissant Vincent et Gaby. Cette dernière, chevelure blonde en bataille, corps généreux et parler franc, est venue se retirer dans ce minuscule village de Bourgogne sur les conseils de son thérapeute. Elle souffre en effet d’une maladie particulière : elle est incapable de rester seule. Vincent son petit ami, épuisé par sa loufoquerie, finit par la laisser seule. Elle a beau essayer de le retenir par tous les moyens (‘Enlève ton tee-shirt ! Viens ! Je te ferai une omelette’). Rien n’y fait. Mais d’où sort cette fille inconstante et capricieuse ? Gaby se rend à l’unique café du village pour demander chaque soir à un des gars, tous taiseux et solitaires, de la raccompagner, de dormir à côté d’elle dans le lit, sans avoir le droit de ‘coucher’ avec elle. ‘L’important, c’est de vous autonomiser’ insiste le thérapeute à une patiente qui confie dans un grand bayement, sans comprendre, avoir surtout ‘envie de dormir en permanence’ !

Maladie du lien

Notre héroïne n’a cependant aucun des attributs de la ‘belle au bois dormant’. Elle déambule, à l’intérieur de la maison comme sur les petites routes de terre, en tee-shirt large ou enroulée dans la couette de la nuit. Elle est bien une jeune fille d’aujourd’hui, nonchalante et lente dans son errance sans but apparent, cherchant à se déprendre de sa dépendance aux autres mais sans prises sur ses propres désirs. Progressivement, cette transplantation d’une urbaine en pleine nature la déstabilise et fait bouger les lignes.

Avec une grande habileté, la réalisatrice installe des plans larges, des cadres rectilignes, de larges perspectives et, à l’intérieur, l’énergie intermittente et l’humeur changeante de Gaby bousculent l’équilibre du ‘livre d’images et de la peinture’ à laquelle se réfère la cinéaste. Ainsi, la fiction décalée se tient-elle sur un fil entre le réalisme contemporain et le conte de fées revisité : notre belle ‘souillon’, guidée par le chien blanc à l’oreille tachée de noir et accompagnée par la composition musicale de Yongjin Jeong, croise la route d’un ours mal léché qui a choisi de vivre seul, et cultive cette solitude, dans une cabane voisine. Sous sa barbe mal taillée, c’est Nicolas (Benjamin Biolay), gardien du château inoccupé.

Charme d’une séduction sans connexion internet

Et le pouvoir de retournement des stéréotypes opère : ni la princesse ni le prince ne sont charmants, la grande maison est vide, la cabane vilaine, le château gigantesque et déglingué, et pourtant le miracle se produit. L’atmosphère enfantine, alliée à l’humour décalé des personnages et à la stylisation de situations antiréalistes, nous fait adhérer en douceur à la morale de cette fable moderne, éloge de la lenteur et de la sincérité des échanges.

Sans téléphone portable ni connexion internet, un garçon et une fille se lient d’affection et d’intelligence, apprennent l’un de l’autre et tombent subrepticement amoureux. Loin des stratégies de séduction urbaine, ils disposent de deux moyens de communication : la marche à pied et la parole. Les amoureux n’en reviennent pas. Et les spectateurs de « Gaby Baby Doll » non plus. La prestation ‘ébouriffante’ de la comédienne Lolita Chammah participe, pour beaucoup, au miracle d’une entreprise a priori hasardeuse.

Samra Bonvoisin

‘Gaby Baby Doll’, film de Sophie Letourneur-sortie le 17 décembre 2014