La classe inversĂ©e est Ă la mode. Depuis la rentrĂ©e de septembre 2015, Sophie Ithurria l’utilise en classe de 4ème au collège Descartes, un Ă©tablissement français de Rabat au Maroc. Comment a-t-elle adaptĂ© le concept Ă ses Ă©lèves ? Avec quel matĂ©riel ?
Quel a été le facteur déclencheur de cette expérimentation dans vos classes?
Tout est nĂ© d’une idĂ©e et d’un projet d’Ă©quipe. En 2012-2013, nous Ă©tions quelques membres du comitĂ© TICE du lycĂ©e Descartes Ă ne plus nous satisfaire de la pĂ©dagogie “classique” et frontale. Nous en sentions les limites au quotidien et nous avions l’impression de passer Ă cĂ´tĂ© de nos nombreux Ă©lèves Ă besoins Ă©ducatifs particuliers.
Nous nous sommes informĂ©s sur la pĂ©dagogie inversĂ©e et nous avons fait venir pour une formation au Maroc une amie et collègue de lettres qui la pratique en France depuis plusieurs annĂ©es: Marie SouliĂ©. Cela a fini de nous dĂ©cider et nous nous sommes lancĂ©s: cela a commencĂ© tout d’abord chacun dans nos propres classes. Puis nous avons eu envie de monter une vĂ©ritable Ă©quipe pĂ©dagogique autour de la classe inversĂ©e.
Grâce au soutien de notre Direction, nous avons alors montĂ© un projet classe et avons rĂ©uni toute une Ă©quipe enseignante prĂŞte Ă se lancer dans l’aventure inversĂ©e avec support iPads. La classe de 4eme CANOĂ© (Classe Active et NumĂ©rique Ă Options Ă©ducatives) est nĂ©e en septembre 2015 au lycĂ©e Descartes. La majeure partie des enseignants de cette classe enseigne en inversĂ©.
Chaque classe inversée a ses caractéristiques. À quoi ressemble la vôtre?
C’est vrai que chacun Ă sa vision propre de la classe inversĂ©e. Pour ma part, j’ai d’abord eu du mal Ă concevoir de travailler en inversĂ© en langue vivante. En langue vivante (LV), nous travaillons dĂ©jĂ en pĂ©dagogie active et par projets. Mais je n’Ă©tais pas satisfaite des moyens (en termes de matĂ©riel et de temps) dont je disposais pour rĂ©ellement permettre Ă chaque Ă©lève d’ĂŞtre acteur et actif. Ma vision de la classe inversĂ©e a largement Ă©tĂ© inspirĂ©e de celle de Marie SouliĂ© surtout en ce qui concerne la place et le rĂ´le de la capsule.
La capsule de dĂ©part n’est pas rĂ©ellement un cours thĂ©orique Ă part entière. C’est plutĂ´t un “amuse-bouche” qui donne un avant-goĂ»t aux Ă©lèves de ce qui les attend. Je les titille, j’essaie de les faire s’interroger oĂą je les fais entrer dĂ©jĂ dans le rĂ´le qu’ils joueront ensuite en classe lors du projet final.
En classe, ce sont eux qui construisent et s’approprient la thĂ©orie Ă travers la rĂ©alisation en groupe-Ă®lot d’une tâche complexe. Ils produisent ensuite une carte mentale qui synthĂ©tise le contenu thĂ©orique du cours qu’ils ont construit Ă plusieurs (par exemple en espagnol, les emplois de “ser” et “estar” qui posent toujours beaucoup de problèmes).
Les Ă©lèves rĂ©alisent en fin de sĂ©quence le projet final: pour le rĂ©ussir, ils doivent mobiliser tous les savoirs qu’ils ont prĂ©alablement construits durant les diverses tâches complexes.
Pour répondre aux objectifs que vous vous êtes fixés et la mettre en place dans votre établissement avec vos élèves, quels outils avez-vous choisis?
Nous avons choisi de travailler avec des iPads enseignants et Ă©lèves. Nous avons Ă©tĂ© formĂ©s durant 3 jours Ă la technique, Ă la prise en main du matĂ©riel et des applications. Puis, 1mois 1/2 après, nous avons suivi une formation pĂ©dagogique de 3 jours, de nouveau avec Marie SouliĂ©. Certes, cela peut paraĂ®tre beaucoup, mais cela fut essentiel pour nous permettre d’ĂŞtre opĂ©rationnels dès la rentrĂ©e et pour crĂ©er une vĂ©ritable dynamique d’Ă©quipe. Nous nous concertons aussi rĂ©gulièrement sur nos heures libres.
Chaque enseignant dispose de sa propre tablette sur laquelle il peut prĂ©parer ses cours. Le lycĂ©e dispose d’un compte pour acheter les applications Ă©ducatives et pĂ©dagogiques qui ont Ă©tĂ© choisies en amont; depuis la rentrĂ©e, nous nous concertons pour dĂ©cider d’en acheter de nouvelles.
Une salle est dĂ©diĂ©e Ă la classe CANOĂ©, disposĂ©e en Ă®lots et avec une borne wi-fi. Un chariot reliĂ© Ă un ordinateur enseignant est installĂ©, ainsi que le matĂ©riel pour projeter et interagir entre tablettes. Les Ă©lèves les utilisent en classe comme support pour consulter les ressources, pour interagir, et bien sĂ»r pour produire. Elles ne quittent pas l’Ă©tablissement.
Du matĂ©riel mobile (bornes wi-fi, ordinateurs portables, Apple TV) est Ă disposition pour les laboratoires de sciences, pour le CDI ainsi que pour les terrains de sport: les enseignants de SVT, SPC, de documentation, d’arts plastiques, de technologie et d’EPS peuvent ainsi faire cours en salle CANOĂ© ou dĂ©cider d’emporter le matĂ©riel avec eux dans leurs locaux.
Notre Ă©tablissement a beaucoup investi pour mettre le projet sur les rails. C’est certain que le soutien de notre direction a Ă©tĂ© une grande chance pour nous, et c’est d’ailleurs ce qui fait que le projet vit aussi bien aujourd’hui.
Avec cette nouvelle perspective, comment a évolué votre rôle et celui de vos élèves?
A la maison, je prĂ©pare toujours autant mais diffĂ©remment. Je crĂ©e de nouveaux scĂ©narios de cours. J’invente, je doute aussi de certains scĂ©narios.
Les Ă©lèves adhèrent au projet et se sentent mĂŞme chanceux de vivre l’aventure avec nous. En classe, ils commencent Ă connaĂ®tre les diffĂ©rentes phases de la sĂ©ance et ils jouent bien le jeu. Ils ont gĂ©nĂ©ralement tous regardĂ© la capsule et rĂ©pondu au questionnaire de visionnage. Durant la première phase de remĂ©diation, je m’occupe des Ă©lèves qui ont Ă©mis un doute ou une question dans le formulaire; pendant ce temps, le reste des Ă®lots Ă©change sur la capsule vue Ă la maison et fait le point en vue de la tâche complexe Ă venir.
Ils aiment beaucoup les rĂ´les que je leur demande de s’attribuer dans chaque Ă®lot au dĂ©but de la tâche complexe (maĂ®tre du temps, de la parole, de la crĂ©ation, de l’harmonie du groupe, etc.). Durant les tâches complexes je les fais entrer dans un rĂ´le et je les mets au dĂ©fi. Ils se lancent avec plaisir et chacun devient acteur. Ils apprĂ©cient ensuite tout particulièrement de prĂ©senter au reste de la classe le rĂ©sultat de leur travail sous forme de carte mentale, de tableau ou de mandala.
Moi, je peux donc circuler au sein des îlots, aider ceux qui en ont besoin; je les encourage surtout.
Tout le groupe classe est dans une relation plus soutenante. Par le système de “l’astuce de…”, chacun dĂ©dramatise la difficultĂ© et propose son astuce (sa stratĂ©gie personnelle) pour retenir un point ardu de la leçon ou pour Ă©viter un piège par exemple.
Bien sĂ»r, je ne suis pas satisfaite de tout. J’aimerais qu’ils communiquent plus en espagnol durant la phase de travail de groupe mais cela reste très difficile Ă mettre en place, surtout avec des dĂ©butants. Je continue donc d’alterner les phases inversĂ©es et les phases plus traditionnelles de cours. Le support numĂ©rique devient alors un atout pour que chaque Ă©lève soit actif et produise plus facilement en expression, ou pour qu’il travaille Ă son rythme en comprĂ©hension.
Avez-vous envie d´encourager vos collègues à l´expérimenter, la pratiquer? Pour quelles raisons?
Nous tous, les enseignants de l’Ă©quipe CANOĂ©, avons envie de faire connaĂ®tre notre projet, de partager notre aventure qui nous mobilise, nous chamboule dans notre quotidien d’enseignant et nous enthousiasme. Nous ne sommes pas encore en mesure de dresser de bilan rĂ©flexif de l’expĂ©rience inversĂ©e dans la classe de 4ème, mais nous sentons que nos collègues s’interrogent, s’intĂ©ressent de plus en plus Ă la pĂ©dagogie inversĂ©e qui est actuellement sur le devant de la scène pĂ©dagogique grâce notamment au travail de communication de l’association “Inversons la classe!”, grâce aussi aux nombreux retours d’expĂ©riences de collègues qui travaillent en inversĂ© en France et dans le monde, ou grâce aussi au MOOC sur la classe inversĂ©e de fin 2015 qui a connu un franc succès.
C’est pourquoi nous avons créé des capsules pour prĂ©senter notre classe inversĂ©e Ă l’extĂ©rieur. Nous avons aussi dĂ©cidĂ© de nous inscrire Ă la semaine de la CLISE (la CLasse Inversee, la SEmaine) organisĂ©e par l’association “Inversons la classe!” Ă partir du 25 janvier 2016. Le but est d’ouvrir pendant une semaine la porte de notre salle de cours aux enseignants du Maroc intĂ©ressĂ©s, de faire connaĂ®tre la pĂ©dagogie inversĂ©e, de communiquer sur la plus-value que cette pĂ©dagogie apporte dans notre enseignement, de dĂ©battre et de dĂ©dramatiser l’aspect technique qui reste souvent la crainte majeure des enseignants. Nous espĂ©rons ainsi mutualiser et encourager les initiatives individuelles ou d’Ă©quipe.
Propos recueillis par Stéphanie Filzaine