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En découvrant l’environnement numérique de travail de l’établissement scolaire, nombre d’élèves disent qu’il est difficile à utiliser, qu’il est ringard, limité, fermé ou qu’ils n’en comprennent pas l’utilité en comparaison des logiciels et services qu’ils utilisent au quotidien. Cette remarque fait écho à un problème plus général qui est celui du passage d’un environnement à un autre. Sommes-nous adaptables ? Faut-il accepter ces contraintes ou les contourner voire les éviter ?

Inné ou acquis ?

Chacun de nous a l’habitude d’utiliser un certain nombre de logiciels et de services en ligne pour un usage privé, personnel et parfois professionnel. Notre environnement personnel numérique se constitue progressivement en fonction de nos contextes de vie, de nos activités. Cet environnement est basé sur nos habitudes de travail et d’usage. C’est pourquoi il peut être difficile d’en changer, du fait de cette accoutumance. Aussi dès qu’on arrive dans un contexte de travail structuré et disposant d’un ensemble de moyens matériels et logiciels, que nous nommerons environnement de travail professionnel, il peut être difficile de faire le lien, la jonction, bref de s’adapter. Que l’on soit enseignant ou élève ou encore plus simplement en emploi, on se trouve inéluctablement confronté à cette situation, cet écart. Car il s’agit bien d’un écart entre des manières de faire, des compétences que l’on développe dans un contexte et que l’on va devoir mettre en œuvre dans un autre contexte.

Si l’on reprend à la base de notre raisonnement, il faut interroger l’importance du contexte dans l’apprentissage. En d’autres termes le fonctionnement cognitif est-il en partie au moins indépendant du contexte dans lequel il fonctionne ? Ici contexte s’entend dans les deux dimensions : à un instant « t », et dans son évolution dans le temps. Si l’on va plus loin, on retrouve une question plus fondamentale autour de l’inné et de l’acquis. Mais sans aller jusque-là, on peut simplement interroger toute vision de l’humain qui négligerait l’un ou l’autre des aspects : d’une part ne pas s’intéresser au fonctionnement du cerveau, d’autre part négliger l’importance du contexte et de la relation que le cerveau entretient avec lui mais aussi prendre en compte la dynamique de développement et son cheminement. Malheureusement de nombreux débats et échanges négligent ce questionnement et se contentent de postures dogmatiques ou au moins rigides. Mais chacun de nous cherche le plus souvent à se rassurer et d’abord une réponse qui nous satisfait (que l’on soit humain ordinaire ou chercheur…). C’est un biais de raisonnement bien connu, mais très difficile à assumer.

S’adapter au smartphone ?

Le cas de l’environnement de travail est suffisamment intéressant pour que nous l’utilisions comme base de notre questionnement. Notre première réaction face à un nouvel environnement est de l’analyser avec nos représentations (cf. les analogies de Sander et Hofstadter). Nous allons donc chercher des repères par rapport à ce que l’on connait (schèmes de Piaget à G Vergnaud). Si je suis habitué à une ergonomie, j’ai parfois du mal à en accepter une autre. Aussi il est courant, face à l’ENT proposé par l’établissement scolaire, d’entendre dire qu’il est ringard et graphiquement limité. Mais il est aussi courant d’observer que chaque environnement à sa logique, ses termes, ses arborescences. S’y retrouver nécessite un apprentissage, une sorte de grammaire et de syntaxe, un langage en quelque sorte qu’il faut s’approprier. La souplesse cognitive que suppose un tel changement n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît.

Il semble bien que cette capacité (compétence ?) à s’adapter à son environnement soit essentielle dans la vie. On remarque aussi que dans de nombreuses situations de vie, la routine, les habitudes, les rituels sont autant d’occasion de développer une forme de socle stable sur lequel on se sent rassuré. Aussi dès que l’on en change, on se sent déstabilisé. Et pourtant, ce genre de situation, on l’impose souvent à nos enfants et pas forcément avec le numérique…. Quand on entend les réactions des adultes aux changements contraints, même modestes, on comprend que changer de cadre n’est pas simple. Dès que ces contraintes sont importantes, voire violentes, elles amènent parfois à des troubles psychologiques. Et pourtant on impose très souvent aux enfants des changements de contexte, pensant qu’ils sont plus malléables que les adultes et qu’ils acceptent mieux ces changements.

L’informatique transformée en numérique est un de ces changements majeurs de contexte. Transformant principalement pour chacun l’accès à l’information et les communications entre humains il fait légitimement peur aux adultes qui découvrent cela alors que les jeunes font désormais avec. Même si l’adoption du téléphone portable puis du smartphone a pris moins de vingt années, l’omniprésence de ces appareils dans nos poches et surtout l’utilisation quotidienne qui en est faite montrent que le changement a été accepté, appelons cela « appropriation ». Mais ce sont aussi des habitudes et des cadres qui se sont (re)fabriqués au quotidien. Désormais équipés d’un ordinateur et d’un smartphone (ce qui semble être le standard d’équipement à partir de la fin du collège) chacun se constitue son espace personnel numérique. Cet espace se construit dans la sphère privée et passe, entre autres, par la personnalisation de l’objet et de son contenu : housse oui, mais aussi fond d’écran, photos, applications et utilisation sélective de telle ou telle fonctionnalité. On pourrait presque imaginer un test de profilage des usages qui permettrait de mettre en évidence les habitudes dominantes ou catégorielles. Cette personnalisation devient rassurante et il suffit de changer de smartphone et de devoir installer sur le nouveau les habitudes de l’ancien pour s’en apercevoir.

Byod et plasticité cognitive

Si l’on impose dans l’École, l’Université ou l’Entreprise un environnement numérique spécifique, il va donc falloir envisager un temps de transition. Mais très vite survient la comparaison. Et parfois la déception ou la désillusion. C’est une des raisons pour lesquels de plus en plus d’enseignants font appel au matériel personnel de l’élève (BYOD). L’élève peut donc mettre à profit ses habitudes au service d’activités scolaires. On voit bien que la « continuité fonctionnelle » permise ainsi offre une chance de meilleur travail. Chaque environnement de travail comporte sa grammaire, son vocabulaire et sa syntaxe. En changer suppose de l’apprendre, de se l’approprier. Si l’on ne fait que passer dans ce nouvel environnement, il y a fort à parier qu’on n’en fera pas un objet de son quotidien mais qu’il restera en quelque sorte étranger.

Un récent exemple auprès d’enseignants et de tuteurs ayant de l’expérience dans la formation à distance confrontés au changement de plateforme met en évidence certains éléments clés de ce rapport au changement : le fonctionnement par reproduction ou par analogie de ce que l’on sait faire, l’appel à l’aide immédiate sans réflexion, le passage d’une représentation locale à une représentation globale rendant générale une critique d’un obstacle, la difficulté d’apprendre qui est coûteuse en temps et en énergie. Ce qui semble faire la différence entre les jeunes et les moins jeunes pourrait être de l’ordre de la « plasticité cognitive ». Pour un enfant, un jeune, les premières années de sa vie passent à tenter de s’approprier les environnements qu’on lui soumet. Les changements incessants de cet environnement vont même être formateur, la fameuse adaptabilité. Un élève qui entre au collège et découvre les dix enseignants différents y fait face. Mais la vie aidant, on est davantage attiré par la stabilité, l’habitude, le connu. S’adapter à un nouvel environnement numérique est un révélateur de ce phénomène qui se traduit souvent par l’idée de « résistance au changement », mais qu’il faut probablement analyser en termes de construction identitaire : je suis dérangé par cette nouveauté, je ne m’y retrouve pas. L’actualité nous invite aussi à réfléchir à cela. Lorsque l’identité est vécue comme menacée on a tendance à rechercher des « racines » que l’on pense stables (qui parfois sont davantage imaginaires que réelles).

On peut (presque) tous s’adapter à un environnement (numérique) différent. Mais cela suppose une sorte de transaction interne et externe. Interne car il faut accepter de se construire en parallèle des représentations différentes du monde numérique. Externe car il faut aussi prendre acte des moyens disponibles et du lien entre ces moyens et les activités demandées dans le contexte de travail. Ainsi un élève peut considérer que de ne pas avoir à disposition un appareil photo (inclus dans le smartphone) pour garder trace d’une expérience, d’un schéma ou autre est une difficulté supplémentaire. Il peut aussi considérer qu’au contraire c’est une autre façon de regarder et de noter qui lui est proposée. Dans les deux cas, il faut des actes éducatifs, c’est-à-dire rendre possible le passage d’un environnement à l’autre mais aussi favoriser les échanges entre environnement. Ce n’est pas pour rien que nombre de jeunes réclament que l’ENT soit accessible sur leur smartphone. Faut-il pour autant accéder à ce souhait ?

Bruno Devauchelle

Les chroniques de B Devauchelle