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Des élèves constatent dans le dictionnaire l’absence de mots pour désigner les hommes ou les femmes exerçant certaines professions, puis créent ces noms à partir des règles de fonctionnement du lexique : comment, à cet exemple, intégrer l’éducation à l’égalité des sexes aux apprentissages de la classe ? En quoi est-il intéressant de questionner avec les élèves les normes de la langue pour saisir comment elle se construit, comment elle nous construit, comment nous pouvons la reconstruire ? Ancien professeur des écoles, Gaël Pasquier est maître de conférences en sociologie à l’ESPE de Créteil et membre de l’Observatoire Universitaire International Education et Prévention (OUIEP). Ses recherches portent sur les pratiques enseignantes et les politiques éducatives en faveur de l’égalité des sexes et des sexualités, la lutte contre le sexisme et contre l’homophobie. Ses analyses éclairent remarquablement la tension entre le devoir d’enseigner les normes et la nécessité de les interroger.

Pourquoi une question comme celle de l’égalité des sexes doit-elle selon vous être intégrée aux apprentissages quotidiens de la classe ?

Le travail en faveur de l’égalité des sexes est souvent considéré comme quelque chose en plus qui s’ajouterait à un programme d’enseignement déjà chargé et à la mission principale de l’Ecole : la transmission des savoirs. Sa place serait annexe et devrait se limiter à quelques séances d’enseignement moral et civique. Cette représentation est confortée par les programmes de l’Education Nationale qui prennent la peine de rappeler que l’Ecole doit construire l’égalité des sexes mais qui n’y font ensuite que très timidement référence, uniquement pour l’enseignement de l’histoire et en Education Physique et Sportive. Ils ne prennent pas la peine d’inscrire explicitement cette préoccupation dans les notions abordées.

Mon travail de recherche sur les pratiques enseignantes en faveur de l’égalité des sexes et des sexualités montre que pour les enseignant-e-s qui décident de s’emparer de ces questions, cette conception minimale de la place que doit prendre l’exigence d’égalité à l’école n’est pas opérationnelle. De fait, le genre, entendu comme un système de hiérarchisation des hommes et des femmes, est à l’œuvre dans les savoirs scolaires qui confrontent chaque jour les élèves à des représentations inégalitaires qui ne sont pas questionnées.

Au point d’ailleurs que certaines connaissances enseignées sont inexactes : Christine Detrez ou Annie Ferrand ont ainsi montré comment les informations concernant la reproduction véhiculées par les encyclopédies sur le corps à destination des enfants ou les manuels scolaires, savoirs qui se retrouvent ensuite en classe dans les enseignements de Sciences de la Vie et de la Terre sont informés par des représentations sans lien avec les phénomènes observés. Par exemple, la fécondation est présentée comme le résultat d’une course effrénée entre spermatozoïdes, un seul réussissant à pénétrer l’ovule qui se contenterait d’attendre le vainqueur. Or ces informations sont scientifiquement fausses. La part active de l’ovule est de plus en plus soulignée par les recherches : d’une part celui-ci n’est pas immobile et se déplace également dans le corps de la femme ; d’autre part la paroi de l’ovule n’est pas forcée par le spermatozoïde : il se produit une interaction chimique entre le spermatozoïde et l’ovule permettant leur fusion.

Le manifeste des 314 enseignant-e-s qui souhaitent s’affranchir de la « règle scélérate » selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin » pose également la question de l’enseignement du français : cela vous semble-t-il justifié ?

Cette initiative montre bien que les savoirs scolaires sont en première ligne lorsqu’il s’agit de construire l’égalité. La déconstruction du système de genre, des normes et des rôles de sexe qui y sont attachés, permet de poser des questions pédagogiques et didactiques essentielles. Les professeur-e-s des écoles que j’ai interrogé-e-s avant 2013 disent ainsi pour certain-e-s que l’enseignement de la règle des accords ne peut pas se faire sans prise de recul et sans perspective critique. A l’époque, elles et ils considéraient qu’il leur appartenait d’apprendre une langue conforme aux normes en vigueur pour ne pas mettre leurs élèves en difficulté lorsqu’ils-elles seraient lu-e-s ou entendu-e-s par des personnes s’accommodant de certaines manifestations d’inégalités. Toutefois, il leur importait aussi de ne pas enseigner ces normes comme un catéchisme linguistique mais de doter leurs élèves d’outils pour en comprendre les enjeux et donc d’apprendre à les questionner.

Faut-il par exemple opter pour une formulation neutre en apparence « les pluriels mixtes s’accordent au masculin » ? Mais dans ce cas, les rapports de pouvoir présents dans la langue sont invisibilisés alors qu’ils continuent d’informer la manière dont nous parlons et écrivons et donc nos représentations.

Faut-il alors garder la formulation traditionnelle selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin » ? Mais dans ce cas, comment montrer que cela ne va pas de soi, que la langue n’est pas un héritage qu’il faudrait accepter en bloc et conserver figé mais au contraire un outil de communication malléable qu’il importe de faire évoluer ?

Souvent, lorsque cette règle est énoncée en classe, les enseignant-e-s disent que les élèves ne restent pas sans réaction : des petits garçons manifestent leur contentement, « on est les plus forts ! », et des petites filles leur déception, « c’est injuste ! ». Les élèves perçoivent donc bien les rapports de pouvoir en jeu.

Dès lors, il importe de montrer que la langue n’est pas immuable, qu’elle a une histoire, qu’elle a été construite et qu’elle est encore construite par des rapports de force et les usages langagiers ; elle est donc susceptible de changement. Certain-e-s enseignant-e-s rappellent ainsi que la règle d’accord actuelle est récente et que d’autres ont pu être en vigueur comme la règle de proximité qui autorise à dire : « les hommes et les femmes sont belles » comme « les femmes et les hommes sont beaux ». Si la langue a pu évoluer, c’est donc qu’elle évoluera encore et que les élèves aujourd’hui dans les classes seront les actrices et acteurs de ces changement, à condition de leur en donner les moyens.

En quoi par exemple un travail sur les dictionnaires peut-il permettre d’interroger les représentations, de réhistoriciser la langue, de réfléchir sur celle-ci ?

On retrouve ici des enjeux similaires. La grande difficulté à laquelle sont confrontés les enseignant-e-s est d’avoir à utiliser en classe des outils de référence comme les dictionnaires et les manuels qui véhiculent encore souvent des représentations stéréotypées et inégalitaires des filles et des garçons, des hommes et des femmes. Les définitions données par la plupart des dictionnaires en présentent de bonnes illustrations, notamment lorsqu’il s’agit des noms de métiers pour lesquels les formes du masculin et du féminin ne sont pas toujours systématiquement proposées.

Les enseignant-e-s que j’ai rencontré-e-s souhaitent donc inscrire le recours à ces outils en classe dans une perspective critique : il ne s’agit bien évidemment pas de les proscrire mais d’en faire des objets de questionnement pour que les élèves puissent percevoir la manière dont ces instruments de savoir sont construits et ne pas considérer que « c’est vrai puisque c’est écrit dans le dictionnaire ». Des enseignant-e-s du premier degré invitent ainsi leurs élèves à constater des absences dans le dictionnaire lorsqu’il s’agit de désigner les hommes ou les femmes exerçant certaines professions. Elles et ils interrogent de cette manière leurs représentations et leur proposent de créer ces noms qui n’existent pas à partir de leurs connaissances grammaticales. D’un simple point de vue linguistique, un tel exercice se justifie parfaitement. La linguiste Marina Yaguelo note en effet que « l’alternance symétrique et systématique du masculin et du féminin est une règle de base de la morphologie française. Les formes existantes sont complétées par des formes « virtuelles » dans la mesure où le besoin s’en fait sentir », comme l’écrit Yaguelo Marina dans son ouvrage « Les mots et les femmes ».

Le travail engagé par ces enseignant-e-s conduit donc les élèves à matérialiser ce qui demeurait latent, dans le cadre d’une recherche qui vise, sous couvert d’interroger les stéréotypes de sexes, à les faire réfléchir sur la langue, son fonctionnement et ses potentialités. Ce sont ainsi des apprentissages grammaticaux pleinement scolaires qui sont visés, d’autant qu’un tel travail nécessite d’apprendre à maîtriser le fonctionnement du dictionnaire pour en révéler les manques, et d’en comprendre l’organisation générale par classement alphabétique, l’utilisation d’abréviations et la succession immuable des mêmes éléments pour chaque entrée : informations phonétiques et grammaticales, formes du masculin et du féminin, définitions, exemples, mots dérivés, synonymes, antonymes… La connaissance de certaines de ces données, le rapprochement avec leur vocabulaire actif, va en outre être utile aux élèves pour donner un masculin ou un féminin morphologiquement correct à certaines professions qui n’en sont pas dotées.

Ce qu’éclaire ce manifeste, c’est aussi la tension manifeste entre le devoir d’enseigner les normes et la nécessité d’interroger les usages : vous semble-t-il possible de sortir de ce dilemme ?

L’important est justement de penser ces questions sous formes de dilemmes. Il ne s’agit pas d’alternatives entre des solutions possibles mais d’objectifs en apparence opposés qu’il faut maintenir en tension. Enseigner des normes langagières ne veut pas dire encourager un rapport servile à la langue et au savoir. Apprendre à les interroger, à les contester aussi parfois, au regard des impératifs démocratiques contemporains, constitue un enjeu d’apprentissage majeur afin de mieux appréhender des outils qui permettent de comprendre le monde, d’y agir et d’agir sur lui. C’est également l’une des perspectives les plus stimulantes pour une formation des enseignant-e-s qui ferait de l’éducation à l’égalité des sexes un objectif primordial et non une simple bonification éducative.

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

Pour aller plus loin : Pasquier Gaël (2013). L’enseignement de la langue française à l’école primaire à l’épreuve de la déconstruction du genre. Formation et pratiques d’enseignement en questions, n°16, pp. 161-178.

Article disponible en ligne

Entretien avec Christine Detrez disponible en ligne sur le site Genrimages

La pétition de soutien au manifeste des 314 enseignant•es