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Le numérique est le nouveau lieu de nos connaissances. Comment apprendre à l’habiter, le parcourir, le cartographier, l’élargir ? Et si pour rendre ce voyage possible il s’agissait de construire des ponts entre les disciplines ? Le 26 mars au lycée Jean Zay, un séminaire s’est ainsi attaché à saisir en quoi les « humanités numériques » constituent pour l’Ecole « un enjeu de transdisciplinarité ». Chercheurs, enseignants, cadres ont tenté d’approcher comment toutes les disciplines scolaires peuvent prendre en compte les réflexions, les ressources et les outils des humanités numériques au profit des apprentissages de l’élève.

Vers une transdiscipline ?

Élie Allouche, chef de projet Numérilab à la Direction du Numérique pour l’Education, le rappelle dès l’ouverture de la journée : les humanités numériques constituent une « transdiscipline ». Certes demeure la nécessité d’un ancrage dans les expertises disciplinaires, mais il faut oser aller vers les autres, de même que faire dialoguer chercheurs et praticiens. Le numérique est notre environnement social : cela suppose un effort collectif de compréhension et d’appréhension pour produire et partager repères conceptuels, outils, méthodes et pratiques.

Marin Dacos, directeur et fondateur d’OpenEdition, conseiller scientifique pour la science ouverte, dresse un état des lieux. Ouvrir les publications, les données, le code source, les processus, « la science à la société et la société à la science » : dans ce mouvement aux enjeux économiques, heuristiques et moraux, il s’agit de « construire un écosystème dans lequel la science sera plus cumulative, plus fortement étayée par des données, plus transparente, plus rapide et d’accès plus universel. » Même si l’expression est récente, les humanités numériques sont partout, explique Marin Dacos : en relèvent Google, Google Maps, Siri, la réalité virtuelle, les jeux sérieux, l’architecture de l’information, la veille documentaire, l’édition électronique, l’archivage numérique, le journalisme de données …Comment introduire ces humanités numériques dans l’Ecole ? Il s’agit d’orienter la pédagogie sur les projets, sur la collaboration et sur la pratique, tant la question des « digital studies » implique la manipulation. Puissent, par exemple, tous les élèves avoir un compte pour participer à l’encyclopédie Wikipedia ! Ainsi saisiront ils comment se construisent cheminements et combats dans les savoirs. Dans un environnement très fortement numérique, peut-on se permettre de subir les dispositifs sociotechniques ? Ne convient-il pas plutôt de les comprendre pour mieux les mobiliser ? Marin Dacos conclut sur un des appels du Manifeste des humanités numériques : « Nous appelons à l’intégration de la culture numérique dans la définition de la culture du XXIème siècle. »

Philo et lettres

Paul Mathias, pour la philosophie, et Paul Raucy, pour les lettres, croisent sur la question leurs regards d’inspecteurs généraux. Le numérique réunit, traverse, transforme nos disciplines, soulignent-ils. « Notre monde vient d’en découvrit un autre », écrivait Montaigne au temps de l’humanisme. « Un autre monde vient de recouvrir le nôtre », devrait-on écrire aujourd’hui tant le numérique est une écriture de programme, une grammaire sous-jacente à nos écritures; un infralangage, qui autorise les auteurs. Le numérique est désormais le lieu principal de nos pratiques cognitives et esthétiques, le lieu hospitalier de nos savoirs, le lieu où ils se déploient et prospèrent : ce par quoi nous habitons le monde. La nature des humanités d’ailleurs se transforme : il ne s’agit plus de numérisation, mais bel et bien pour Paul Mathias de « numéricité » des savoirs, des arts, des pratiques intellectuelles.

Quelles conséquences pour l’Ecole ? Il faut éclairer « ce qui sous-écrit nos œuvres » : il faut « que les humanistes d’aujourd’hui apprennent un peu l’informatique ». Multiplication des données, accélération, possibilité de manipulation : dans un tel contexte, l’Ecole doit raréfier, ralentir, enseigner l’esprit critique. Pour Paul Raucy, si dans le supérieur il y a déterritorialisation des savoirs et définition de nouveaux objets, dans le secondaire le numérique doit plutôt être considéré comme une invitation à redéfinir la didactique propre à chaque discipline et à instaurer davantage de dialogue entre les matières. Il s’agit de mener une éducation, critique, à l’information et à la construction des savoirs, de favoriser un travail de structuration cohérente. Il n’y a pas de remise en cause des disciplines telles qu’elles sont constituées par l’Ecole, mais de fortes invitations : travailler en même temps compétences de lecture et d’écriture, susciter l’activité et la créativité des élèves, permettre de différencier les apprentissages, mieux lier temps scolaire et domestique …

Lettres et sciences

A une table ronde participent entre autres Yaël Boublil, professeure de lettres et formatrice à Paris, et Vincent Audebert, inspecteur de Sciences de la Vie et de la Terre dans l’académie de Créteil. Pour Yaël Boublil, il ne faut pas renoncer à l’identité disciplinaire, mais il ne faut pas non plus s’y enfermer, plutôt « se regarder en miroir de ce que font les autres disciplines pour se comparer » Dans l’académie de Paris, des groupes de formateurs transversaux réfléchissent sur les gestes professionnels des enseignants, qui sont interdisciplinaires. Cependant le collaboratif ne se décrète pas : il se construit avec des rencontres régulières, autour de projets. Le grand oral, espère Yaël Boublil, sera peut-être une chance pour faire dialoguer davantage les disciplines. Le numérique, poursuit-elle, peut susciter des pédagogies très variées, verticales autant qu’horizontales, mais il oblige chaque enseignant.e à se demander quel est son rôle alors que l’élève a désormais accès à une bibliothèque infinie. La tentation peut être grande de « fermer le robinet », de « faire de l’école un sanctuaire », mais il convient plutôt de prendre confiance en notre capacité à accompagner les élèves dans la construction des savoirs. Et leur demander comment ils vivent l’environnement numérique, les amener à collaborer avec l’enseignant.e, par exemple dans le choix des outils utilisés.

Pour Vincent Audebert, il s’agit de s’interroger sur les modalités de production et de diffusion des savoirs. Pour développer les compétences transversales, il faut essayer de constituer des communautés apprenantes, en particulier dans des tiers lieux. Vincent Audebert lance d’ailleurs un appel aux universitaires pour que se forment ainsi des groupes de professeurs collaborant avec des chercheurs. Pour le travail collaboratif, les compétences psychosociales sont essentielles : des formations à destination du personnel d’encadrement ont lieu dans l’académie de Créteil, elles sont amenées à se déployer. Faut-il chercher la « plus-value » du numérique ? Assurément non puisque le numérique est notre milieu. On peut même considérer que « c’est parfois plus difficile avec le numérique » : attention alors à ne pas exclure certains élèves en leur assignant des tâches subalternes. Il faut œuvrer à ce que le numérique ne soit pas différenciateur, s’interroger sur le rapport au savoir et aux outils dans les milieux populaires. Quid des humanités numériques dans le domaine scientifique ? L’enjeu est d’apprendre à distinguer ce qui est de la science et ce qui n’en est pas, ce qu’elle dit et ce qu’elle ne dit pas : il s’agit d’un enjeu d’émancipation. De nouvelles modalités de travail sont possibles, susceptibles de favoriser « l’intégrité scientifique » : enseignement par les données, cartographie des controverses, carnets d’élèves-chercheurs proposés par les Savanturiers …

De la classe à l’atelier

Plusieurs ateliers permettent aux participants de s’appuyer sur des pratiques de classe pour partager questionnements et analyses : à l’heure de la transformation de l’accès aux ressources, comment passer de l’accumulation des savoirs à la structuration des connaissances (François Elie et Maryse Emel) ? comment le numérique favorise-t-il la pratique réflexive, en appelant à expérimenter les savoirs et à réfléchir à partir de ces expériences, à se faire davantage chercheurs (laboratoire littéraire i-voix des lycéen.nes de l’Iroise à Brest) ? en quoi une situation pédagogique peut-elle être enrichie par le cadre des humanités numériques (Virginie Soulier et Yoann Tomaszower) ? comment le numérique invite-t-il à dépasser le cadre disciplinaire par exemple dans le cadre de l’ICN pour articuler programmation et littérature (Françoise Cahen) ? comment la classe inversée interroge-t-elle la forme scolaire (Émilie Braas) ?

Et si, précisément, la forme même de l’atelier devenait celle de la classe, pour que son temps soit réellement celui de l’apprentissage ? Lors de la conclusion, Bertrand Pajot, inspecteur général de SVT, invite à impliquer les élèves dans les sciences participatives pour qu’ils s’intègrent dans des projets plus grands qu’eux tout en se fondant dans des protocoles définis par des scientifiques : ainsi peuvent–ils s’engager dans un processus de création, de validation, de mise en œuvre de la donnée, et former leur esprit critique. Le numérique est un révélateur, ajoute Bertrand Pajot, même de modalités d’apprentissage qui lui préexistaient. Révélateur peut-être aussi de l’élève, qui, selon Elie Allouche, est « par nature transdisciplinaire » ?

Jean-Michel Le Baut

Ressources et prolongements sur le site du séminaire

Pratique réflexive des lycéen.nes i-voix dans Le Café