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La solitude de l’enseignant à son bureau ou l’enfermement de l’élève dans sa classe sont-ils des fatalités ? Assurément non pour trois professeurs de français qui ont choisi de travailler ensemble en formant un « réseau des lettres » par-delà les murs de leurs collèges et même les frontières académiques. Grégory Devin dans le Cotentin, Cyril Mistrorigo en Corrèze et Lionel Vighier dans les Yvelines co-conçoivent des projets pédagogiques et les mettent en œuvre dans leurs classes : en ligne ou en visioconférence, les élèves sont amenés à échanger et collaborer pour constituer à leur tour un réseau de réflexion, de lecture, d’écriture, de parole. Ces nouvelles modalités de travail montrent combien le numérique nous offre une chance historique : ouvrir la « forme scolaire » pour que la relation à l’autre vienne renforcer le plaisir et le sens des apprentissages. Interview forcément collective …

Comment votre équipe de travail s’est-elle constituée ?

Nous sommes tous les trois IAN de Lettres (Interlocuteurs Académiques pour le Numérique). Quand nous avons découvert le thème des TraAm (Travaux Académiques Mutualisés) de l’année dernière : « qu’est-ce qu’un texte pour la classe aujourd’hui ? », nous nous sommes dit qu’il pouvait être intéressant à cet égard d’organiser un travail collaboratif durant une année entre nos classes. Nous avons choisi le niveau troisième, niveau que nous avions en commun.

Peut-on aller plus loin dans la compréhension et l’appropriation d’un texte si l’on confronte une multitude d’interprétations, émanant de surcroît d’élèves de milieux différents ? Ne pourrait-il pas être intéressant de faire réfléchir les élèves ensemble à des problématiques littéraires, toujours prégnantes aujourd’hui (se raconter, le devoir de mémoire, la passion amoureuse versus l’ordre social, la critique de la société…) pour partager leurs idées ? Serait-il possible de mettre en place une « communauté apprenante » à distance ? Et comment allaient réagir nos classes à l’idée de cette correspondance ininterrompue ?

Il y avait là un défi et un beau projet, comme un pied de nez à une société qui se livre beaucoup sur les réseaux sociaux, mais qui en fait souvent un usage empirique et passionnel, où autrui est davantage considéré comme une cible, un marche-pied pour se faire mousser ou créer le buzz, plutôt qu’une opportunité de s’enrichir. De notre côté, nous avions donc envie de mettre en place un autre réseau, fondé cette fois sur le respect, le désir d’apprendre et la culture littéraire. D’où le nom choisi : le réseau des lettres. Et bien sûr, la perspective de travailler ensemble, puisque le métier de professeur, même s’il a ses joies, est bien souvent solitaire.

Bricquebec, Egletons, Montesson : quels sont vos outils et modalités de travail pour effacer les distances géographiques ?

Elles sont multiples, puisque nous avons la chance de vivre à une époque où le numérique permet d’abolir les frontières et les distances.

Il y a d’abord l’utilisation d’un réseau social, Twitter, qui a cette particularité d’être totalement public : les élèves savent donc que ce qu’ils écrivent peut potentiellement être lu par n’importe qui. D’où l’exigence d’une expression correcte, de travailler au brouillon auparavant, de se relire, de s’interroger sur la syntaxe, l’orthographe, la conjugaison… Des visioconférences, aussi, en classe, lors desquelles les élèves peuvent communiquer directement, en petits groupes ou en groupes-classes, pour échanger sur un texte, préparer un projet, partager une analyse littéraire, un point de conjugaison… Des documents collaboratifs, qui permettent d’écrire ensemble, de tenir compte des réflexions des autres et des professeurs, de se corriger, de progresser… Un forum de discussion autour d’œuvres intégrales, un blog pour centraliser les productions communes…Les élèves ont également utilisé ponctuellement leurs propres outils, comme Snapchat par exemple, pour des échanges sur des œuvres et pour organiser des créations communes. D’une façon générale, nous avons tenté de mettre à profit toutes les dimensions numériques contemporaines, pour les intégrer à des logiques d’apprentissage.

Et bien sûr entre nous, les professeurs, au quotidien, un va-et-vient de messages, pour mettre au point séquences et séances.

En quoi consiste le travail commun : une progression annuelle semblable ? des séquences parallèles ? des activités partagées ?

Tout cela à la fois : notre progression annuelle est commune, même si nous avons ménagé des temps différenciés pour nous consacrer à des projets spécifiques dans nos établissements. En tout et pour tout, durant l’année, nous avons travaillé intégralement quatre séquences ensemble : l’autobiographie, des récits autour de la première guerre mondiale, une tragédie, Antigone de Jean Anouilh, et la thématique « dénoncer les travers de la société ».

A côté de ces temps communs, nous avons également profité du fait de travailler sur des œuvres différentes pour apporter aux autres classes des connaissances qu’elles n’auraient pas eu le temps d’aborder sans cela. C’est ainsi, par exemple, que les élèves de Caen ont pu préparer pour leurs camarades des comptes rendus vidéos sur le film de Stanley Kubrick, Les Sentiers de la Gloire (résumés, analyses de plans, enjeux narratifs…), que les élèves de Versailles ont pu convier leurs « collègues » à une présentation à distance d’un salon regroupant leurs lectures autour du devoir de mémoire, ou que les élèves de Limoges ont pu mettre en scène et jouer des passages d’Antigone à destination des autres classes. Enfin, pour les activités communes, disons pour résumer que toutes les dimensions liées au cours de français (lire, écrire, parler, comprendre, interpréter) ont pu être travaillées dans une démarche collaborative, que ce soit à travers un débat via Twitter ou l’écriture de portraits satiriques à plusieurs mains, le partage d’interprétations à partir d’une œuvre autobiographique, la réalisation d’un tutoriel vidéo expliquant une règle d’orthographe…

Dans le cadre de ce réseau, vous amenez les élèves eux-mêmes à échanger et coopérer : pouvez-vous en donner des exemples ? quels vous semblent les plaisirs et les profits de ces partages ?

Nous commençons toutes nos séquences communes par une question, qui peut trouver un écho dans la vie de nos élèves : pourquoi se raconte-t-on ? quelles sont les travers des sociétés aujourd’hui ? est-il important de commémorer les événements tragiques du passé ? Nous les laissons ensuite s’exprimer librement et se répondre directement, lors de « Live Tweets », qui engrangent à chaque fois des dizaines de messages. De cette masse, nous dégageons ensuite les axes qui vont nous permettre d’aborder les œuvres littéraires mais déjà, aussi, du vocabulaire pour les futures productions écrites.

Nous avons également ouvert des documents collaboratifs, pour la lecture d’œuvres intégrales, sur lesquels les élèves pouvaient déposer tout ce qui leur semblait pertinent pour la compréhension et l’interprétation. Il s’est ainsi créé de joyeux fourre-tout de plusieurs pages, composés de réflexions personnelles, impressions de lectures, images, cartes mentales, hyperliens… Les élèves pouvaient ensuite puiser dans ce travail collectif pour préparer leurs évaluations. C’était une sorte de « triche » organisée mais particulièrement fructueuse : les élèves nous ont tous demandé du temps supplémentaire pour écrire, lors du contrôle final.

Devant le succès de cette collaboration, nous avons alors organisé des sortes de « tchats littéraires » : les élèves volontaires pouvaient venir sur les documents partagés, hors temps scolaire, pour discuter des œuvres. Et c’est ainsi que nous nous sommes retrouvés le soir, avec des dizaines d’élèves, à débattre à distance de l’origine de la violence dans la société, à partir de la lecture de Poil de Carotte, ou de la signification de l’Homme-Cochon dans Cris, de Laurent Gaudé. Le profit, dans cette problématique du réseau, est alors évident : l’autre n’est plus seulement un concurrent, tel qu’il est souvent perçu dans nos sociétés basées sur la compétition, mais celle ou celui qui va me permettre d’apprendre plus et mieux. Au fil de l’année, nous avons également pu constater chez nos élèves, d’une façon générale, une plus grande assurance à l’écrit, un vocabulaire et des notions littéraires mieux maîtrisées, plus d’autonomie et d’initiative, plus d’organisation dans leurs méthodes de travail.

Vous-mêmes en tant qu’enseignants, que vous apporte un tel travail en réseau ?

C’est une sorte d’auto-formation perpétuelle. Comme n’importe quel enseignant, nous avons nos champs de compétences personnels, nos méthodes, nos outils privilégiés. A l’aune de cet échange, nous avons pu les éprouver, les corriger, en découvrir d’autres… c’est évidemment très enrichissant. Nous nous inspirons les uns des autres et, parfois, les activités communes nécessitant une négociation, nous sommes amenés à débattre de choix didactiques et pédagogiques à opérer. C’est extrêmement stimulant, d’autant plus que ponctuellement, d’autres professeurs nous ont rejoints dans l’aventure.

De manière générale, en quoi votre expérience vous semble-t-elle emblématique des transformations actuelles de la « forme scolaire » ?

Si l’on considère la forme traditionnelle, caricaturale, du métier d’enseignant, dans laquelle le professeur parle, et les élèves écoutent passivement, sans bouger (mais existe-t-elle encore vraiment ?), alors forcément une logique de réseau déconstruit totalement cette forme. En privilégiant des projets qui s’appuient sur leur vécu, leurs idées, la publication, la confrontation à l’autre, le savoir est envisagé d’une façon beaucoup plus horizontale, et surtout, il est partagé. Il y a toujours transmission, mais elle est considérée selon plusieurs modalités, et ne dépend plus uniquement du professeur – un professeur qui est d’ailleurs bien davantage dans une posture d’accompagnement que de contrôle. Il y a un peu d’utopie dans ce travail : dans l’idéal nous voudrions constituer une communauté qui serait heureuse d’apprendre ensemble, et qui pourrait perdurer, même après le départ des élèves pour la suite de leurs études. Nous voudrions que les élèves apprennent à apprendre de manière autonome, qu’ils développent les compétences nécessaires à tout apprentissage, quel qu’il soit, et qu’ils sachent utiliser à bon escient les outils mis à leur disposition aujourd’hui. Comment travailler ensemble ? Comment tirer profit des outils numériques, des différents médias existants ? En bref, nous souhaitons les amenons à se saisir des potentialités que constitue le monde contemporain et à construire positivement avec d’autres.

Quels conseils donneriez-vous à des collègues tentés de suivre votre exemple ?

Se lancer ! Comme on dit, il n’y a que le premier pas qui coûte. Il existe en outre aujourd’hui de nombreuses possibilités pour travailler à distance, et « s’appareiller » avec d’autres classes, pour une durée plus ou moins longue. La Twictée, Twoulipo, Etwinning, Cahoot… autant de projets qui permettent de confronter les élèves à des situations d’apprentissage authentiques, dans lesquelles les savoirs scolaires ne répondent pas seulement à une logique comptable, ou institutionnelle (je travaille pour la note ou l’examen) mais se trouvent engagés dans la vie de tous les jours. Bien entendu, les difficultés existent : matériel défaillant, réseau bloqué, sécurisation excessive, emplois du temps compliqués… mais nous tentons tout de même de concrétiser cette idée un peu folle : le plaisir d’apprendre ensemble. D’ailleurs, cette année, nous allons proposer aux collègues qui le souhaitent de participer, ponctuellement ou régulièrement, à ce travail en réseau.

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

Le site du Réseau des lettres

Présentation en vidéo

Un exemple de document collaboratif, autour de Poil de Carotte

Ressources créées par les élèves sur les Sentiers de la Gloire

Les portraits satiriques écrits à plusieurs mains

Le travail de collaboration autour de Cris

Sur le travail collectif enseignant

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