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Stéphanie Lemarchand, professeure de français-histoire en lycée professionnel depuis dix-huit ans, a mené une recherche sur le rapport à la lecture, et souvent à la non lecture, des lycéens professionnels. Pendant trois ans, dans sa classe Bac pro Ventes du lycée polyvalent Bréquigny de Rennes, elle a mis en place divers dispositifs, observé les réactions des élèves, leur évolution… Elle en a tiré un ouvrage précieux à partir de la première étude longitudinale sur la littérature en lycée professionnel. Alors que Pisa 2018 évalue la compréhension de l’écrit des jeunes de 15 ans, retour sur les lycéens professionnels et la lecture.

Détachée depuis cette année à l’INSPE de Bretagne, Stéphanie Lemarchand explique au Café comment il est possible d’attirer vers la littérature des lycéens professionnels, qui ont souvent connu l’échec et qui redoutent l’écrit. Si tous ne deviennent pas lecteurs, reconnaît-elle, ils ont au moins changé de regard sur la littérature. Une sorte de réconciliation avec le livre et pour cela, il faut leur redonner confiance, les inciter à débattre autour des oeuvres et aussi leur laisser du temps.

Pourquoi vous être lancée dans cette recherche ?

Je suis d’abord professeure de lycée professionnel. Ma préoccupation première était ce qui se passe pour moi dans la classe au moment où j’essaie de faire lire les élèves. J’ai eu de grands bonheurs parfois, cela fonctionnait, les élèves avaient envie de lire mais parfois, pas du tout. Surtout lorsqu’ils arrivent en lycée professionnel, la plupart des élèves disent qu’ils n’ont rien lu ou qu’ils n’aiment pas lire. L’idée était donc de pouvoir observer ce qui fonctionne afin de le reproduire et si possible, de faire de mes élèves des lecteurs.

J’ai suivi pendant trois ans un groupe d’élèves, de la seconde à la terminale, en bac pro Ventes. Il s’agissait d’une recherche comparativee : j’essayais différents dispositifs dans ma classe et à côté, il y avait une classe témoin où le professeur faisait comme d’habitude. On avait des oeuvres communes pour pouvoir comparer mais chacun avait des manières de faire différentes. Cette recherche constitue le point de départ de mon livre qui va au-delà, car j’ai observé ensuite d’autres classes.

Qu’avez-vous retiré d’essentiel sur les moyens de rapprocher les élèves de la lecture ?

Ce qui m’a semblé vraiment essentiel, c’est la confiance que l’on peut faire aux élèves sur la complexité à laquelle ils peuvent accéder. Il ne s’agit pas de les enfermer dans une littérature qui serait faite pour eux, la littérature jeunesse par exemple, mais de les baigner dans un ensemble beaucoup plus vaste, incluant des livres complexes.

Je leur ai proposé des livres comme « Pauline » d’Alexandre Dumas, « Candide » de Voltaire – ça leur faisait plaisir d’être à égalité de traitement avec les premières du lycée général – , de la science-fiction aussi avec « Le meilleur des mondes » d’Aldous Huxley, et jusqu’au « Cahier d’un retour au pays natal » d’Aimé Césaire, extrêmement complexe.

On ne travaillait pas automatiquement sur le livre. Cela pouvait être des adaptations, des écoutes, des lectures entre pairs… Je me suis donnée toute liberté. Et je leur laissais aussi une marge de manoeuvre pour s’approprier les textes, se tromper, débattre, ne pas être d’accord entre eux et revenir à la source.

Outre la confiance, il y a d’autres conditions ?

Il y a le temps qu’on leur laisse. Un temps de lecture suffisant pour qu’ils puissent s’approprier le texte, une certaine liberté aussi. Les élèves en grandes difficultés ne peuvent accéder au texte. Mais un livre audio, n’est-ce pas lire aussi ? Un autre élève peut lui raconter.

Il y a aussi le temps de l’apprentissage. Pour certains élèves, évaluer sur un an les progrès en lecture, c’est trop juste. Il faut plus de temps. Parfois, on comprend les oeuvres un an après les avoir lues. Mais cela ne va pas avec la contrainte temporelle de l’école.

Et vous avez obtenu des résultats ?

Petit à petit, je ne dis pas que mes élèves sont devenus tous lecteurs mais ils ont un peu changé leur regard sur la littérature et sur eux-mêmes : le livre n’est plus l’ennemi numéro un. Car souvent, ils considèrent que c’est cela qui les a mis en échec. Beaucoup disent : « J’ai toujours triché, je n’ai jamais lu »… Ils le ressentent comme une contrainte, comme un exercice scolaire. Il faut voir que parfois, le livre n’existe qu’à l’école, et cela pas seulement en lycée professionnel.

Comment s’y prendre en classe pour amener à la lecture ?

La première chose, c’est d’être vraiment convaincue que les oeuvres littéraires sont aussi faites pour eux. Je ne suis pas sûre que cela soit partagé par tous. On entend beaucoup de discours sur les oeuvres qu’il ne faut pas donner car elles sont trop complexes et qu’elles ne parlent pas aux élèves.

Aimé Césaire parle à des élèves de lycée professionnel, comme à d’autres d’ailleurs. Quelques élèves au moins peuvent s’en emparer. Mais pour qu’ils s’en emparent, il faut que cela résonne. Et pour que cela résonne, il faut les laisser s’exprimer sur l’oeuvre, avec des dispositifs comme le carnet de lecture, les dessins…, qui permettent aux élèves d’entrer dans les oeuvres, de se tromper, de ne pas tout comprendre.

On a ainsi fait des cercles de lecture, des lectures communes avec des débats sur la manière de lire les oeuvres, de les percevoir, avec des mises en voix. Sur le livre de Césaire par exemple, j’ai autorisé les élèves à choisir des extraits qu’ils pouvaient mettre en voix, en petits groupes. Cela a fait naître un débat, une appropriation personnelle, quelque chose qui échappe à l’école et au professeur. C’est là que les élèves se réapproprient la culture, lorsque l’école s’efface un peu pour leur laisser de la place.

Qu’avez-vous demandé aux élèves pour cette recherche ?

L’observation a duré trois ans. Je leur ai fait faire une autobiographie de lecteur au début de la seconde : je leur demandais de me raconter leur histoire avec les livres. Ils pouvaient exprimer le fait de ne pas aimer lire, d’avoir des difficultés, parler aussi de leurs préférences – je dois dire qu’il y a eu beaucoup d’autobiographies de non lecteurs… Leur histoire avec les livres est souvent liée à l’école. Beaucoup disent s’être attachés ou détachés de la lecture en fonction de ce qu’ils ont lu en classe.

Pendant trois ans, j’ai fait des enquêtes, mené des entretiens avec les élèves et à la fin des trois ans, je leur ai demandé une autre autobiographie de lecteur pour voir comment ils avaient évolué.

Faut-il changer des choses dans l’approche de la littérature à l’école ?

Sans doute la manière dont on considère le livre et la place qu’on lui donne. C’est souvent un objet que les élèves voient comme une contrainte, dont on leur explique le sens. Or la lecture, c’est une expérience et pour leur donner l’opportunité de la vivre, il faut proposer, séduire et pas forcément imposer quelque chose qui, de fait, va rester superficiel et s’évaporer de la mémoire, une fois tournée la dernière page du livre.

Pour que cela s’ancre, il faut davantage. Alors comment faire ? On a longtemps appelé à un rapprochement recherche-enseignement. C’est quelque chose qui manque beaucoup aux enseignants contraints d’aller vite à cause du programme à faire, des examens…

Pensez-vous que cela soit si différent en lycée général ?

Je suis depuis cette année formatrice à l’ESPE de Bretagne, où je travaille dans le parcours lettres modernes avec des professeurs de lycée et de collège. Il y a énormément de problématiques identiques, même si elles ne sont pas sur la même échelle. Il y a plus de lecteurs en lycée général mais il y a aussi des non lecteurs, des élèves en difficultés. Au collège, c’est encore plus hétérogène.

Une chose qui vous a marquée dans cette expérience ?

Ce qu’il me reste de fort, ce sont les moments d’entretien avec les élèves. Je les ai entendus une fois par an, sur trois ans. Des entretiens sur la lecture en général, sur les oeuvres au programme qu’ils avaient lues ou non, s’ils les avaient aimées, sur ce qu’ils avaient fait en classe… Ils venaient avec leur carnet de lecture, évoquaient leurs difficultés. Tous m’ont parlé avec plaisir, même ceux de la classe témoin. Aucun des élèves à qui j’avais demandé de participer à cette expérience n’avait d’ailleurs refusé.

Ce sont des jeunes qui ont l’impression d’être dans un système qui les voit passer. Je me suis arrêtée sur eux et j’ai senti que c’était important qu’on leur laisse vraiment la parole.

Recueilli par Véronique Soulé

Devenir lecteur. L’expérience de l’élève du lycée professionnel. Stéphanie Lemarchand. Presses universitaires de Rennes, coll. Paideia, 2017, 228 p., 22 €.