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Les deux dernières lois d’orientation pour l’école ont claironné de grands principes résumés dans deux mots d’ordre : Bienveillance et confiance. La loi du 13 juillet 2013 promouvait « l’école de la confiance et de la bienveillance ». Le premier terme sera repris par son successeur dans la loi du 26 juillet 2019 « Pour une école de la confiance », qu’il appelait à « construire ensemble ». Force est de constater que cette omniprésence langagière de la confiance et d’agir ensemble n’auront pas été suffisants pour atténuer la cruauté de la vérité et les aspérités du réel à l’origine d’une souffrance au travail de plus en plus forte. Pire, cette distorsion entre d’un côté les appels à la bienveillance et à la confiance et de l’autre la « sacralisation hiérarchique » renforcée par un modèle de gestion verticale et centralisée, aura eu l’effet contraire. Celui de diffuser une réelle méfiance à tous les niveaux, au point de discréditer ce qui était considéré comme « le plus beau métier du monde ». Pourtant si l’école a besoin de l’humain pour fonctionner, elle a encore plus besoin de professionnels et de confiance. Cependant la rationalité instrumentale en vigueur en son sein, rend difficile un vécu de professionnel digne de ce nom, au point que la désaffection ne cesse de croitre comme le montre le taux historiquement bas de recrutement au niveau de l’éducation nationale.

Quand les mots ne suffisent plus à soigner les maux…

La concertation nationale lancée le 5 juillet 2012, confirmait une situation dégradée mettant en exergue « des pratiques d’une organisation administrative et politique historiquement verticale et autoritaire » peu efficace. Le changement ne pouvant avoir lieu qu’au niveau local, la confiance apparaissait comme un préalable indispensable. Mais celle-ci ne peut être un mot d’ordre. Elle ne peut s’exprimer qu’au travers d’une « puissance d’expansion » par le truchement d’un environnement capacitant permettant à chacun d’exercer pleinement son travail. Or dans la réalité du terrain, le déluge de règles et de procédures envoie un message bien différent à ceux qui doivent relever le défi sans cesse renouvelé de faire toujours plus avec moins : celui de la défiance et de la méfiance. En découle un travail qui ne peut qu’être détérioré entrainant dans sa chute la valeur qui était supposée lui être liée, la confiance comme l’ont montré nos différentes recherches :

« L’école de la confiance…. La dogmatisation culpabilisante et le mépris ouvertement affiché face à notre travail a induit une telle méfiance au sein du système qu’y travailler est devenu une réelle souffrance pour tous. Les réseaux sociaux en sont le témoin et il n’est pas étonnant que plus personne ne veuille y entrer au risque d’y perdre sa santé et son âme. La confiance implique la transparence et l’honnêteté… des valeurs étrangères à cette machine adepte du pas de vague, qui broie les meilleures volontés et cherche sans cesse un responsable… Envie de tout foutre en l’air. » (Enseignant, 42 ans, extrait d’une enquête en cours)

Un manque de confiance qui n’épargne personne et plonge chacun dans un climat d’isolement social où plus personne ne sait sur qui s’appuyer. La dépendance hiérarchique crée des tensions psychologiques presque insolubles chez ceux qui ont à la subir qu’ils soient les chefs ou les subordonnés comme en témoigne cet inspecteur :

« Je regardais un documentaire portant sur le système Mao… Ce dernier avait lancé un épisode « dites comment améliorer le système Parti ». Le résultat des courses est que tous ceux qui ont fait des propositions ont été interprétées comme des critiques du parti et ont été envoyés en camp de travail, emprisonnés ou autre…Gare à celui ou celle qui pose la question du sens de son travail. Il ne faut pas croire, mon travail est réduit aux mêmes aberrations administratives, fades et redondantes que les autres et je suis bien isolé tant face au terrain que sous les injonctions qui viennent d’en haut. Des chiffres encore et toujours des chiffres, des tableaux… C’est très déboussolant de perdre sa vie à la gagner dans cet environnement… » (IEN, 53 ans, idem)

Comme l’écrivait Clément Rosset (1998), philosophe, « le réel n’est généralement admis que sous certaines conditions et seulement jusqu’à un certain point : s’il abuse et se montre déplaisant, la tolérance est suspendue. Un arrêt de perception met alors la conscience à l’abri de tout spectacle indésirable. » L’extraordinaire simplicité des mots d’ordre se heurte dès lors inévitablement à l’extraordinaire complexité du réel, ou dit autrement pour les acteurs de terrain à un déni, voir même à refus du réel, de leur réalité et de leur souffrance.

Quand la solution devient problème

L’organisation est avant tout un construit humain qui ne peut se réduire à la structure tout comme le travail à de simples procédures à appliquer au risque d’aboutir à placer les acteurs de terrain dans des contradictions organisationnelles insolubles. La crise de la COVID nous a pourtant montré combien la confiance était est « l’une des forces de synthèse les plus importantes au sein de la société » pour citer Georg Simmel, y compris pour l’éducation. L’exercice n’aura pas été suffisant pour faire confiance aux gens d’en bas et accepter de renoncer à tout prévoir. L’effet est d’ailleurs inverse. Plus l’incertitude grandit et plus le désir de contrôle augmente complexifiant encore davantage ce qui l’était déjà. L’augmentation exponentielle des dispositifs de contrôle qui en découle induit de facto davantage de méfiance et de repli sur soi. Or, les faits sont têtus, lorsque les liens deviennent uniquement mécanistes, chacun est son propre centre, il ne peut y avoir de confiance et conséquemment de véritable coopération entre les acteurs, ce qui se répercute immanquablement sur le climat de l’organisation. Sans coopération, la destruction de l’esprit du métier d’enseignant n’est plus très loin. En effet, croire qu’il suffit de réformer par l’injonction de « bonnes pratiques » ou de « recettes », c’est refuser de s’investir dans la connaissance du réel et dès lors continuer à « bricoler dans l’incurable ». Un investissement devenu pourtant indispensable face aux nombreux défis à relever.

Le cerveau humain ne peut se résumer à une simple équation n’en déplaise aux adeptes des neurosciences. Quoiqu’on en pense, l’apport des sciences sociales est indispensable pour éviter, comme le note Clément Rosset que « l’adoration d’une idée se double d’une indifférence à l’égard du contenu de cette vérité ».

Les tableaux excel ne peuvent servir de modèle de régulation des relations sociales. Il est temps de regarder le réel sans ornement ni storytelling pour avoir quelques idées justes et être prudent dans l’expression et dans le faire. Les mots ne suffiront pas à soigner les maux car il n’y pas de transformation sans connaissance du réel. Le secteur de l’enseignement comme les autres secteurs qui concourent à la vie de la cité souffre des mêmes maux : une philosophie gestionnaire paresseuse et donc hémiplégique qui en voulant « soigner le malade », précipite sa mort.

Cécile Roaux, CERLIS, université de Paris, auteure du livre « La direction à l’heure du management. Une sociologie du pouvoir » PUF

Ibrahima FALL, Docteur en gestion de l’école des mines de Paris, président du cabinet hommes et Décisions.

Cécile Roaux : La direction d’école à l’heure du management