Et si on s’intéressait au désapprentissage … pour apprendre ? « Le difficile travail du désapprentissage » « consiste, pour un élève, à sortir des rails du chemin de pensée de ses réponses antérieures se référant à un ou plusieurs modes de compréhension ». Un jeudi sur deux, Jacques Marpeau, docteur en sciences de l’éducation et Daniel Gostain, enseignant spécialisé, membre de la FNAREN décortiquent une notion pour en faire un sujet de réflexion, pour ouvrir le débat, afin de mettre en relief les enjeux qui découlent de leur utilisation.
Pour un élève, comprendre quelque chose de nouveau nécessite de sortir de ses façons antérieures de penser. Chaque nouvel apprentissage passe par une phase de déconstruction partielle de ses modes d’acquisitions existants.
Il n’y a pas d’apprentissage sans désapprentissage et la difficulté majeure de tout apprentissage réside dans le « désapprendre » qui nécessite que l’apprenant se déprenne d’une partie de ce qu’il sait déjà. On ne perçoit généralement pas cette phase du processus d’apprentissage chez les élèves ayant confiance en eux-mêmes, car ils abordent l’inconnu avec curiosité. Mais le risque de déconstruction partielle des connaissances, des certitudes et des modes de pensée s’avère être difficile, voire impensable pour nombre d’enfants en situation d’équilibre affectif et relationnel précaire.
Désapprendre, un travail difficile ?
Le désapprentissage consiste, pour un élève, à sortir des rails du chemin de pensée de ses réponses antérieures se référant à un ou plusieurs modes de compréhension. Il y a altération des acquis et des équilibres que procuraient ces acquisitions. Ne pas comprendre, ne pas réussir du premier coup, est pour nombre d’élèves une atteinte à l’image de soi. Il y a frustration. C’est le dépassement de cette frustration qui permet l’accès à une compréhension « autre » et l’ouverture à un champ de compréhension jusqu’alors inconnu.
La peur de se tromper ou d’être ridicule dans une prise de parole montre que les désapprentissages permettant à un élève d’accéder à de nouveaux savoirs déstabilisent aussi ses acquisitions émotionnelles, identitaires, affectives, et comportementales.
L’imaginaire pédagogique d’un possible cumul progressif de savoirs fait illusoirement l’économie de ce processus de désapprentissage, qui passe par l’altération, la frustration et la mobilisation d’une énergie plus ou moins considérable en vue de son dépassement. Chez les enfants en grande insécurité, les désapprentissages passent par le réveil de l’expérience douloureuse de la perte, qui ne peut être vécue ni comme temporaire, ni comme partielle.
On observe concrètement l’ampleur de ce phénomène en apprentissage de l’escalade, quand on demande à un adolescent d’adopter une position oblique au regard de la paroi en basculant partiellement son corps dans le vide, afin d’avoir un meilleur appui de ses pieds sur les aspérités et une meilleure lisibilité des prises hautes… et cela, en présence et sous le regard de ses pairs. Dans un équilibre précaire, la déconstruction des repères incorporés, de la verticalité, demande une énergie considérable. Selon Winnicott, le moindre changement, même en mieux, plonge les individus dans une « angoisse impensable » face au risque d’effondrement de la continuité de soi. En escalade, cela se traduit par l’angoisse de la chute ; bien qu’étant assuré par des cordages.
C’est par un retour possible à la sécurité des références antérieures que l’on permet à un élève de se risquer dans de nouveaux modes de compréhension. Il s’agit pour lui d’apprivoiser ses peurs afin de s’essayer à jouer avec ses perceptions, ses émotions, ses pensées, ses certitudes en leur donnant un droit à expression, quelle qu’en soit la forme.
La procédure ordinaire d’apprentissage progressif est alors temporairement détournée de sa visée d’acquisition et de maîtrise d’un résultat. Elle sert de « contenant » à l’insécurité de l’élève face à l’inconnu, afin qu’il puisse s’autoriser un tâtonnement et un cheminement personnel pour s’ouvrir aux plaisirs de la découverte dans les interstices de la contrainte. Cette ouverture à l’inconnu ne s’inculque pas, ne se transmet pas, mais passe par un travail d’élaboration qui nécessite, la restauration de la gratuité, rendant possible l’apprivoisement des perceptions du monde tant intérieur qu’extérieur.
Quels enjeux du mode d’accès aux connaissances ?
Une procédure d’apprentissage est, sous certaines conditions d’équilibre entre ouverture et contrainte, un moyen précieux offert à un enfant extérieur à la culture scolaire, de construire une démarche mentale, lui permettant d’envisager l’existence de réalités qu’il ne peut ni imaginer, ni percevoir, en l’absence d’expérience. L’enseignant doit pouvoir s’appuyer sur la procédure en l’interprétant, afin qu’elle devienne pour l’élève, un temps et un itinéraire balisés d’investissement possible dans une cheminement de pensée qui, pour lui, devient pensable, puisque réalisée par et avec les autres sous la garantie du maître. Encore faut-il pour cela que l’enseignant “tolère” le mode et le rythme de compréhension singulier de l’élève, ce qui nécessite qu’il s’autorise à sortir d’une pédagogie applicable à tous et au même rythme.
Face à l’énigme de l’inconnu, dans le doute et la perte de ses repères, l’élève doit construire une hypothèse d’intelligibilité lui permettant de « s’y retrouver ». C’est un cheminement de recherche et d’élaboration d’intelligibilités possiblement pertinentes au regard de ce qu’il y a à comprendre. L’élève doit construire son propre chemin de compréhension de tout ou partie de la situation à comprendre, à partir de ce qui, pour lui, fait indice, signe et repère. L’élaboration est la recherche et la création d’une intelligibilité, là où l’apprentissage est une accoutumance à l’exécution d’une méthode. Elle est une dynamique de l’ouvert, par l’expression de soi dans la construction d’un chemin pour penser ce qu’il y a à comprendre.
La mémorisation et reproduction d’une procédure utilisée lors d’un apprentissage ne garantit ni son intégration, ni son utilisation dans une situation différente. C’est la compréhension d’un processus sous-jacent au procédé qui rend possible la transférabilité des acquisitions au-delà d’une reproduction à l’identique.
On parle souvent de « troubles de l’apprentissage ». Peut-on parler aussi de « troubles du désapprentissage » ?
Je n’aime pas la notion de trouble. Elle se réfère au champ de la pathologie, c’est-à-dire au champ thérapeutique. Souvent, dans le champ éducatif, quand les gens sont en difficulté, on parle d’un problème pathologique : quelque chose ne va pas, parce qu’on voudrait que l’enfant soit comme on attend qu’il soit.
Si j’aborde la notion de trouble, je vais plutôt parler « d’eaux troubles », de quelque chose qui n’arrive pas à s’identifier, à se mettre en image. Ce n’est pas nécessairement une pathologie, mais plutôt une hésitation : on n’a pas les clés pour comprendre et pour voir ce qui est à voir. Tu ne peux pas voir le soleil si tu n’as pas de lunettes fumées, ni voir, sans te protéger les yeux, dans une tempête de sable. Ce n’est pas un trouble lié à la personne, mais un trouble lié à l’ensemble du système. Ce qui est trouble, c’est ce qui n’est pas rendu sensible et perceptible par les sens.
Je prends l’exemple de ce que j’appelle la sur-adaptation des enfants des rues, qui ne peuvent pas vivre à l’intérieur des établissements, parce que tous leurs repères sont des repères de survie, où, dès qu’ils sont dans un espace clos, ils n’ont plus les lieux et les possibilités de fuite. Il y a eu des études de faites qui sont remarquables là-dessus et qui montrent que leur instinct de survie fait qu’ils doivent pouvoir fuir dès qu’il y a une agression, et dès qu’ils sont dans un lieu clos, il n’y a plus d’espace de fuite. Ce qui est possible pour les uns est rendu impossible pour d’autres. Là où des gens, qui veulent la sécurité des enfants, les mettent à l’abri, à l’intérieur des maisons ou d’un foyer d’accueil, se trompent.
Les troubles, on les vit au quotidien dans l’éducation spécialisée, sauf que le trouble de l’enfant trouble la compréhension de l’adulte et de l’institution. Mais ce n’est pas l’enfant qui est trouble, c’est la compréhension qu’on a de ce qui se passe.
Parler de trouble est une facilité de langage pour se débarrasser de la question quand on est dans le champ de l’éducation : on se débarrasse de la question qu’on veut envoyer dans un autre champ, qui est le champ de la pathologie. On a ainsi fabriqué des pathologies parce que personne n’était capable de comprendre.
Comment pourrait-il y avoir désapprentissage pour des enfants qui parfois n’apprennent pas ou oublient vite ce qu’ils apprennent ?
Tu poses la question de l’apprentissage, qui est d’ailleurs un terme qui est un peu bizarre. Moi, je pense que c’est lié au fait que l’école n’apprend pas à penser : l’école apprend à se mettre dans des logiques, dans des tuyauteries. Ce n’est pas de l’apprentissage. On demande aux enfants de rentrer dans la logique du maître ou dans la logique du livre. Mais rentrer dans une logique, dans une tuyauterie, une procédure, ce n’est pas penser : il faut mettre sa pensée dans quelque chose qui est déjà construit et qu’on va suivre.
Or, l’intelligence est de passer d’une logique à l’autre. Il y a une logique, un système de pensée, un paradigme, qui est pertinent dans tel domaine et totalement impertinent dans tel autre. Il faut accéder à l’intelligibilité de ce qu’il y a à apprendre. Il faut que ça ait un intérêt, qu’on mette en perspective, que l’élève se dise « ça peut m’intéresser parce que je peux en faire ça ».
Si des enfants sont là juste parce qu’on leur a demandé d’être là et qui écoutent et emmagasinent juste le temps qu’on leur a demandé d’emmagasiner, on n’a pas compris ce qu’est un enfant. C’est pour ça que l’école maternelle était si essentielle et qu’elle est devenue un pré-apprentissage avant même qu’on ait construit les facultés d’intérêt, c’est-à-dire ce qui met en appétit de penser. On a remplacé les questions d’éducation par les questions d’apprentissages fonctionnels.
Que pourrais-tu dire sur le désapprentissage de l’enseignant ? Est-il aussi nécessaire ?
Il y a deux niveaux que j’entends dans ce que tu dis.
1) Si l’enseignant n’est pas alerté sur le désapprentissage, il loupe une marche dans sa pédagogie. S’il ne comprend pas les mécanismes de défense de l’apprentissage, il est incompétent pour travailler avec les gens qui ont le plus de difficultés d’apprentissage.
2) La question du désapprentissage pour l’enseignant va être encore plus compliquée parce que ça va jouer au niveau de son savoir. S’il n’est pas capable de faire un pas-de-côté dans son savoir, il va vouloir être nickel, aller au bout de quelque chose, et entraîner les élèves dans une gymnastique impossible.
Mais eux-mêmes n’ont pas appris, donc le grand scandale, c’est l’absence de formation. Ils n’ont pas appris à avoir la liberté d’abandonner parfois le programme pour être présents à ce qui se passe et à ce qui est en train de se mettre en état de penser chez les élèves.
Propos de Jacques Marpeau recueillis par Daniel Gostain
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