Philosophe, essayiste, et ancien professeur de philosophie en lycée, Vincent Cespedes est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages dans lesquels il défend « une vision vivante et engagée de la philosophie ». Son dernier livre, La société de la trahison, consacre un chapitre à l’« éducation complice », défendant une pédagogie tournée vers « la créativité collective » et opposée à la « standardisation scolaire ». Dans cette lettre adressée aux enseignant·es de philosophie, il appelle à une « rénovation de l’intérieur » de l’enseignement de la philosophie.
Lettre aux enseignants en philosophie.
Appel à une rénovation de l’intérieur.
Depuis plusieurs mois, je reçois un flot régulier de messages. Ce ne sont pas des élèves, cette fois. Ce sont des enseignants. Des professeurs de philosophie qui, après des années d’effort, craquent en silence.
Ils me parlent de fatigue. Pas une fatigue ordinaire, mais une usure profonde, intellectuelle et morale, née d’un écart de plus en plus flagrant entre ce qu’ils croyaient transmettre – la philosophie – et ce qu’on leur demande de faire.
Voici ce que m’écrit Claire :
« J’ai quinze élèves sur trente qui décrochent avant même que j’aie fini la phrase “Peut-on être libre ?”, et un inspecteur qui me reproche de ne pas avoir réussi à les faire rédiger un devoir en trois temps. »
Paul, prof depuis 8 ans, me dit :
« Je dois finir le programme. Mais lequel ? En trop peu d’heures par semaine, je fais l’État, le devoir, la liberté, et l’inconscient. Ensuite je prends un cachet et j’explique à l’élève pourquoi sa copie n’a que 8. »
Nathalie m’écrit après avoir corrigé 87 copies :
« La consigne officieuse est claire : ne pas valoriser l’originalité si elle n’est pas cadrée. Résultat : je pénalise exactement ce que je suis censée enseigner. »
Et Thomas me raconte cette scène :
« Mon élève me demande pourquoi on cite Freud et pas les psys qui parlent d’aujourd’hui. J’ai bégayé quelque chose sur le programme. Il a souri et m’a dit : « Ah ouais, en fait, on est dans un musée. » »
Voilà où nous en sommes.
Nous sommes nombreux à le savoir, mais peu osent le dire à haute voix : l’enseignement actuel de la philosophie est une trahison de la philosophie.
Une trahison par simplification, par ritualisation, par mise à distance du réel.
Nous enseignons des auteurs qu’on ne peut plus interroger. Nous corrigeons des copies en cherchant des « transitions logiques » au lieu de lire des idées. Nous demandons des plans sans reliefs, des références sans vie. Nous remplaçons la pensée par sa parodie.
Et dans le même temps, on panique face à l’intelligence artificielle. L’APPEP s’alarme : « Les élèves ne font plus leurs devoirs, ils utilisent des IA. »
Mais l’IA ne menace pas la philosophie. Elle révèle que l’exercice n’est plus philosophique. Si un programme peut produire une bonne copie de philo, c’est que cette copie ne pense pas. Elle applique une méthode. Elle respecte un moule. Elle simule la pensée, sans l’épreuve, sans le risque, sans le déséquilibre.
Il y a urgence. Urgence à ne pas laisser les enseignants seuls face à ce double piège :
– un programme éclaté, illisible, artificiel, conçu pour étaler des notions sans les relier au monde ;
– un cadre d’évaluation qui décourage l’initiative et récompense la conformité.
Face à cela, je propose un projet clair, collectif, concret.
Pas une pétition. Pas une réforme utopique.
Une rénovation par l’intérieur, animée par un groupe d’enseignants volontaires, soutenus écoutés, encouragés, guidés.
L’objectif est double :
Créer un livre collectif, où chaque enseignant pourra raconter ses expériences : cours réinventés, crises, réussites, incompréhensions, absurdités rencontrées. Ce ne sera pas un catalogue de plaintes, mais un outil d’analyse, un témoignage vivant sur ce que c’est qu’enseigner la philosophie aujourd’hui.
Constituer un espace de réflexion et de création pédagogique, pour repenser nos pratiques. Ensemble, mais avec une exigence forte. Je ne propose pas un « brainstorming horizontal », mais une direction claire : rendre à la philosophie sa puissance de questionnement, son lien avec le réel, sa capacité à déranger – en retrouvant une pédagogie vivante.
Je crois qu’il est possible de refaire de la philosophie une discipline de combat, une machine à questionner, une source de joie intellectuelle, même dans l’Éducation nationale. Mais pour cela, il faut oser changer notre regard sur ce qu’on nous demande de faire, et sur ce qu’on peut encore transmettre.
Si tu veux participer à cette rénovation,
Si tu veux penser avec d’autres ce que pourrait redevenir la philosophie en classe,
Si tu veux te sentir moins seul ou moins seule,
Rejoins notre laboratoire sur LinkedIn « La Philosophie vivante ».
Il ne s’agit pas de rejeter notre métier.
Il s’agit de lui rendre sa dignité, et son utilité pratique.
Vincent Cespedes
