L’IA fait l’objet de tellement de propos, faits, injonctions, préconisations et autres prises de paroles et actions que chacun peut s’y perdre. Quand on travaille auprès des enseignants et de leurs responsables, on s’aperçoit qu’ils sont face à une double injonction : celle des élèves, des jeunes qui se sont rapidement appropriés ces nouveautés, celle de leur hiérarchie qui, sentant le vent venir, veut leur mettre le pied à l’étrier. Phénomène de mode qui accompagne une transformation sociale et technique, on peut retrouver les mêmes processus que ceux à l’œuvre lors des précédentes vagues de nouveautés techniques et sociales : Internet, smartphone, réseaux sociaux numériques, sans oublier l’informatique individuelle des années 1980 ou même les grandes inventions techniques du XIXè et du XXè siècle. Le monde éducatif, à l’instar de la société tout entière, est-il soumis à un déferlement, un tsunami ? (pour reprendre le terme jadis employé par E. Davidenkoff en 2014 – Le tsunami numérique, Stock). Est-ce l’effet d’une surmédiatisation coutumière au moment des sauts techniques ou une prise de conscience d’un phénomène déstabilisant, inquiétant et même peut-être angoissant ?
Les enjeux multiples liés à la nouveauté technique
La multiplication des livres et autres documents de toutes origines à propos de l’IA est un fait aisément observable, tout comme la multiplication des annonces sur les produits et nouveautés de l’IA. Cette profusion de documents interroge sur la finalité réelle de leur mise à disposition, gratuite ou payante.
Lorsqu’une nouveauté émerge, elle tente de se positionner aussi bien pour son adoption que pour son financement et sa pérennité. Il y a d’abord une réalité économique : parler de l’IA aujourd’hui c’est avoir la possibilité de s’enrichir… soit financièrement soit en termes de popularité et de réputation. Pour les entreprises du secteur de l’IA, en cette période de développement, il faut s’installer dans le paysage commercial et capter des abonnés, des clients, du public.
A partir de propositions gratuites, et après identification (adresse de messagerie), on accède à un service plus ou moins restreint qui invite rapidement à prendre un abonnement payant pour accéder à davantage de possibilités. Mais la concurrence entre ces sociétés amène cependant et rapidement à des propositions gratuites de plus en plus performantes (exemples du raisonnement ou encore du moteur de recherche « intelligent ») qui visent bien sûr à séduire et fidéliser le public. On observe, dans cette première période d’émergence, la prééminence de certains comme ChatGpt dont le nom est devenu presque générique, à l’instar de noms comme frigidaires et autres marques.
Entre conviction et intérêt… même dans le monde enseignant
Du côté des enseignants passionnés, des consultants, des experts et autres éminents scientifiques, il y a aussi une quête un peu différente : accompagner le mouvement et se situer, auprès des publics pour faire passer « la bonne parole ». Mais, là aussi il y a un marché ! celui de la popularité, bien sûr, mais il y a aussi à « gagner » financièrement. Entre les livres à vendre, les conférences et autres interventions ou conseils, cet engouement peut s’avérer rentable.
Indépendamment de ce marché, il y a aussi l’engagement des uns et des autres dans des axes de réflexion, des stratégies, des politiques, voire des croyances et des convictions. Ainsi en est-il de certains domaines comme l’éthique, l’esprit critique, et autres éducations aux médias et à l’information (fausses nouvelles, vérifications etc…).
Deux chantiers sont ouverts en parallèle : comprendre et utiliser avec compétences l’IA d’une part, se situer face à cette évolution technique compte tenu de la place qu’elle semble prendre. Ces deux axes de travail sont aussi des « marchés » sur lesquels chacun tente de se positionner.
Quand les pratiques sociales interrogent le monde scolaire
Le problème du système scolaire reste celui de son lien avec les évolutions de la société qui l’entoure. Les travaux de recherche ont mis en évidence un décalage entre les pratiques sociales des jeunes et les exigences du système scolaire. Elles ont montré que les résultats scolaires sont corrélés avec les usages et les taux d’équipement en moyens numériques.
L’arrivée de l’IA s’inscrit dans un mouvement identique avec plusieurs paramètres complémentaires : la dimension économique qui est de plus en plus présente dans l’espace social, une vision politique fondée sur le développement de l’individualisme, une dimension concurrentielle associée qui renforce l’idée de compétition scolaire. Si certains établissements (d’après la recherche Ineduc de 2014) ont tenté de réduire les écarts, l’arrivée de l’IA change les termes de l’équation.
Le recours massif à l’IA générative par de nombreux jeunes de lycée et aussi de collège est un signe qu’il faut lire dans les perspectives présentées ici : la réussite scolaire peut être « aidée » par les IA. Le monde scolaire, qui regarde l’IA avec une certaine distance et de nombreuses interrogations ne peut plus l’ignorer.
Une école de la routine ?
L’école sortira-t-elle de ces dilemmes en mettant de côté l’IA, comme elle l’a fait globalement le numérique ? La forme scolaire semble nous indiquer que rien ne changera. Les zélateurs et autres chantres de l’IA scolaire risquent alors de déchanter, comme cela est le cas depuis de nombreuses années. Le rappel des fondamentaux est un indicateur de la résistance institutionnelle, les pratiques enseignantes le sont aussi, surtout si elles sont limitées par le cadre. On peut penser que c’est à la marge que le système scolaire pourrait évoluer.
C’est la question que pose l’évaluation des apprentissages dont les modèles traditionnels et habituels sont mis à mal par l’IA. Car la force du monde scolaire c’est de maintenir son autorité au travers des évaluations (et donc de l’orientation ensuite) concernant les éléments qui semblent essentiels aux décideurs. Le monde politique semble peu enclin à des transformations profondes de l’école, les acteurs de terrain semble-t-il aussi… Alors l’IA risque de rester à la marge.
L’école, les inégalités et l’IA !
Alors qu’une transformation culturelle globale est en cours du fait du développement des moyens médiatiques, l’école française tente de sortir de ses inégalités historiques mises en évidence par les enquêtes internationales. C’est l’opposition de deux systèmes qui s’affrontent : l’un de type individuel et concurrentiel, l’autre de type collectif et égalitariste. Les développements actuels invitent à tenter de sortir de cette opposition, de la dépasser.
Pour le dire d’une autre manière, « faire société » dans un monde numérique marqué par les forces de l’IA, c’est tenter de redonner au collectif un sens partagé. A l’instar des travaux anciens de Pierre Bourdieu, les héritiers devraient prendre conscience de ces contradictions et tenter de sortir de la « reproduction ». Le passage à l’échelle mondiale, porté par le numérique, nécessite que notre école permette aux jeunes de mieux entrer dans ce monde tel qu’il est. L’IA est une donnée du problème, la souveraineté ne suffira pas à le résoudre, mais elle suppose une remise en question des fondamentaux de l’école et de ses missions dans notre société.
Bruno Devauchelle
80% des lycéens utilisent l’IA pour leur travail scolaire et 20% des enseignants
