Comment par la pédagogie changer la représentation et l’usage de l’Intelligence Artificielle par les élèves ? Peut-on en particulier remplacer la consommation passive de l’IA par la création réfléchie de contenus avec l’IA ? Telle est l’ambition de Rima Mobayed, professeure de lettres au lycée Alphonse de Lamartine à Tripoli au Liban (réseau Mission Laïque Française). Les tentatives sont diverses : séances d’écriture et de réécriture assistées par Chat GPT au cours desquelles le prompt devient objet d’apprentissage, création sur Mizou de robots conversationnels pour développer les compétences argumentatives chez les 3èmes ou entraîner les 1ères à l’exercice de l’entretien sur œuvre. A travers ces « gestes didactiques adaptés aux défis du XXIème siècle », l’enseignante veut « développer les compétences métacognitives » de ses élèves, « les former à un usage éclairé de l’IA », « personnaliser des apprentissages très chronophages et difficilement adaptables au niveau de chaque élève ». Rima Mobayed est venue depuis le Liban présenter son inspirant travail au Forum 2025 du Café pédagogique à Paris…
Les Intelligences Artificielles suscitent actuellement bien des craintes et résistances chez les enseignant·es : pourquoi avoir choisi de les intégrer à votre pédagogie ?
L’intelligence artificielle est arrivée dans ma classe de manière clandestine, sans crier gare ! J’en ai retrouvé les traces dans les travaux de mes élèves. Alertée par cette réalité qui s’est imposée à moi du jour au lendemain, je devais réagir vite. J’ai tout de suite compris qu’il ne fallait pas interdire aux élèves l’utilisation de cette nouvelle technologie. Cette bataille serait perdue d’avance, surtout que l’usage de ces outils se fait en dehors des murs de la classe. Plus que jamais, ce sont mes propres pratiques qui étaient appelées à évoluer. J’ai donc choisi d’intégrer l’IA à mes pratiques de classe. Dans un premier temps, j’ai cherché à comprendre de quelle manière les élèves se sont approprié l’usage des robots conversationnels. Suite à cette phase d’observation, j’ai ajusté mes gestes professionnels et mes démarches pédagogiques de manière à tirer le meilleur profit des IA génératives.
Vous avez utilisé ChatGPT en 2nde pour des écritures d’appropriation : en quoi a consisté ce travail ?
Lorsque j’ai invité Chat GPT dans mes cours en Seconde, il m’a suffi de lire les commandes que mes élèves rédigent à l’intention du robot conversationnel pour comprendre qu’ils sont en posture de consommateurs. Autrement dit, ils délèguent leurs travaux à la machine qui rédige, corrige, développe ou réduit leurs textes à leur place. J’ai alors mis en place des séances d’écriture et de réécriture assistées par Chat GPT au cours desquelles le prompt est devenu, en soi, un objet d’apprentissage. La production de ce métadiscours a offert à mes élèves l’opportunité de réinvestir des connaissances acquises au contact des textes littéraires. Cette démarche les a conduits à évaluer de manière critique les suggestions générées par l’IA et a renforcé leur capacité à prendre des décisions éclairées. Les différents textes produits instantanément par Chat GPT à partir de choix linguistiques et discursifs qu’ils ont eux-mêmes formulés dans leurs prompts, ont offert à mes élèves l’opportunité de se rendre compte des effets de leurs choix d’écriture. En somme, s’entraîner à perfectionner progressivement ses prompts permet aux élèves d’agir sur les textes et de revenir sur cet agir, donc de développer une posture réflexive.
Vous avez utilisé Mizou en 3ème pour développer les compétences argumentatives des élèves : en quoi a consisté ce travail ?
En classe de 3ème, l’intégration de l’IA dans mes pratiques de classe a, elle aussi, été dictée par un besoin : celui de développer les compétences argumentatives de mes élèves afin de mieux les préparer à l’exercice du sujet de réflexion du DNB. J’avais récemment découvert Mizou, une interface qui permet à l’enseignant de créer des chatbots en fonction d’objectifs pédagogiques précis. L’intérêt de recourir à cet outil réside dans la possibilité d’inverser le schéma habituel de l’élève qui commande en face d’une machine qui génère des textes en un temps record. Avec Mizou, c’est l’enseignant qui définit le cadre des échanges entre le robot et l’élève. Le premier pose des questions, fournit des rétroactions et des conseils personnalisés. Le second répond, argumente, développe et améliore ses productions… L’IA devient un assistant pédagogique à la fois au service de l’élève (qui apprend et progresse en toute autonomie) et du professeur (qui gère les paramètres et jouit d’un accès à l’ensemble des échanges à partir de son tableau de bord). Mizou est un outil gratuit, facile d’accès qui ne requiert aucune inscription préalable du côté de l’élève.
Vous avez aussi utilisé Mizou en 1ère pour entraîner les élèves à l’entretien sur œuvre de l’EAF : en quoi a consisté ce travail ?
Mizou m’a permis de mettre en place, plus souvent que d’habitude, cette activité autrement très chronophage. Mes élèves de première ont accueilli positivement cet outil que j’ai paramétré de manière à ce qu’il simule un entretien sur œuvre, avec des questions similaires à celles qui sont posées dans le cadre des épreuves anticipées de français. Sans prétendre que la machine puisse interagir et évaluer de la même manière que le ferait un humain, je peux toutefois témoigner de l’efficacité d’un outil qui permet aux élèves de s’entraîner de manière autonome à partager leurs connaissances sur l’œuvre choisie et à formuler un avis personnel et argumenté. De son côté, et à partir de son tableau de bord, l’enseignant évalue de manière formative ses élèves, les guide et les incite à améliorer leur prestation.
A la lumière de ces expériences, quels vous semblent les intérêts d’une utilisation pédagogique de l’IA ?
Grâce à un usage éclairé et réfléchi, l’IA est en mesure de devenir l’alliée de l’enseignant. Mettre les élèves au défi de surpasser la machine, de déceler ses incohérences et de les corriger est un excellent moyen de développer leur esprit critique à l’égard des outils de l’intelligence artificielle.
Quels conseils donneriez-vous à des collègues qui aimeraient se lancer et/ou craindraient de le faire ?
Qu’on soit méfiant ou curieux, il est primordial, pour chaque enseignant, de s’initier et de se former à l’intelligence artificielle, en connaître les atouts et les limites, oser se l’approprier et l’apprivoiser. Le véritable danger consisterait à fermer les portes de l’école à cette technologie qui a déjà envahi le quotidien des élèves de manière invasive. Tant que l’intelligence humaine continuera à réfléchir elle-même aux meilleurs moyens de former des élèves plus intelligents que la machine, je pense qu’il n’y a rien à craindre.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Tester un entretien de 1ère avec Mizou
Sur le site du lycée Alphonse Lamartine
L’IA dans l’enseignement des lettres :
Alexandra Zonabend : Pour un I ou pour un A
D. Bucheton et S. Fontaine : L’Ecole au défi des Intelligences
Thibaud Hayette : L’IA peut-elle corriger nos copies ?
Laïla Methnani : Peut-on demander à une IA d’écrire à la manière de Montaigne ?
Stéphanie Marquès : L’intelligence des élèves plus forte que l’intelligence artificielle !
Nicolas Bannier : Sexisme de l’IA : Olympe de Gouges, réveille-toi !
C. Ridel et E. Barbe : l’IA, c’est fantastique ?
Ophélie Jomat : un voyage dans le futur pédagogique de l’IA
Elodie Gaden : Favoriser par l’IA l’intelligence d’un texte ?
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