Fournissant aux élèves des textes entièrement rédigés, l’intelligence artificielle est perçue comme une paresse, donc une menace pour l’apprentissage de l’écriture : et s’il fallait l’envisager plutôt comme un défi, voire une chance pour en réinventer les modalités ? Telle est la posture, combative et inventive, d’Alix Callies, professeure de français au collège Henri Sellier à Bondy. Avec son compagnon Thomas Ricart, développeur, elle a conçu Ecrivor une plateforme qui veut aider au travail de l’écriture : les élèves corrigent et améliorent progressivement leurs textes grâce aux conseils personnalisés et immédiats que l’IA propose à partir des instructions et consignes de l’enseignant·e. Le projet remet numériquement le « brouillon » au centre de l’enseignement du français. Avec un effet étonnant : « Dans mes classes, je n’ai plus aucune rédaction générée automatiquement ». Le projet a ouvert mi-janvier sa version bêta et reçu le prix du numérique éducatif au Forum 2025 du Café pédagogique.
En quelques mots, pouvez-vous nous expliquer ce qu’est Écrivor ?
Écrivor est un site internet que j’ai créé avec mon compagnon, Thomas, et qui facilite le travail de l’écriture grâce à l’IA. L’objectif est de proposer des entraînements à l’écrit en apprenant aux élèves à retravailler leur texte, à l’améliorer et à le corriger grâce à des conseils que l’IA écrit à partir des instructions et des consignes de l’enseignant. Ces retours sont en direct et personnalisés ce qui permet de véritablement développer la réflexivité des élèves.
Comment le projet est-il né ?
J’ai toujours cherché à développer l’autonomie de mes élèves en leur apprenant quelles étaient les questions à se poser pour se corriger. C’est à l’occasion de mon congé maternité l’année dernière qu’on a commencé à discuter d’un site à créer ensemble permettant de travailler la réflexivité. L’IA offrant de nouvelles possibilités, nous avons réalisé des tests sur la production d’écrits. On a rapidement développé une première version d’Écrivor qu’on a pu tester avec nos neveux et nièces. À la rentrée, nous avons créé des premières activités en français et en SVT et on a tout de suite eu des résultats très encourageants et surtout un vrai engouement des élèves. Nous avons également ajouté de nombreuses fonctionnalités à partir des retours de mes collègues : un brouillon, un petit outil pour vérifier facilement les majuscules et les points, la possibilité d’imprimer différentes versions des textes, etc. Puis on a contacté mon ancienne directrice de mémoire, Claire Doquet, qui s’est jointe à nous avec enthousiasme. Grâce à elle, une dizaine de chercheurs (didacticiens, linguistes et informaticiens) se sont ensuite intéressés au projet !
Expérience utilisateur·ices : comment fonctionne Écrivor pour l’enseignant·e et pour l’élève ?
On a essayé de faire un outil vraiment simple à utiliser pour les enseignants et pour les élèves..
Généralement, après avoir travaillé le brouillon voire une première version du texte en classe, je commence l’activité en salle informatique et les élèves terminent chez eux. Une activité se crée en quelques clics. Le professeur entre ses consignes, ses ressources éventuelles (images, documents, vidéo) et choisit les catégories de conseils qu’il souhaite travailler avec ses élèves (respect de la consigne, cohérence du texte, vocabulaire spécifique, etc). Il peut aussi créer ses propres conseils en écrivant un prompt – une instruction – pour notre IA ou en modifiant les modèles que nous avons créés. Il planifie ensuite l’activité et la partage à ses élèves grâce à un lien unique.
Écrivor s’utilise en classe ou à la maison et fonctionne sur ordinateur, tablette et mobile. L’élève se connecte avec son code personnel et accède aux consignes et aux ressources. Une fois son texte écrit, il bénéficie de conseils immédiats et personnalisés fondés sur les instructions de l’enseignant. Écrivor lui indique ensuite des mots à corriger, classés par catégorie : accord sujet verbe, homophones, etc.. C’est à l’élève de trouver la bonne réponse ! Une fois le texte corrigé et validé, le professeur peut accéder aux différentes versions du texte et bénéficier d’une analyse pour chaque élève.
Quels formats d’écriture peut-on travailler avec Ecrivor ?
Écrivor permet de travailler tout type d’écrit à l’exception du langage mathématique. Par exemple : raconter une aventure d’Ulysse, décrire un monstre, expliquer le fonctionnement de la reproduction, réaliser la critique d’un spectacle, expliquer les conséquences du développement urbain, résumer les grandes étapes de l’industrialisation de la France, faire une étude de documents ou un sujet de brevet, etc. On a créé un catalogue d’activités importables et modifiables à volonté !
Quels en sont les intérêts pédagogiques d’après les expériences menées ?
L’écriture est une compétence que je trouve difficile à enseigner. La correction prend du temps et il y a donc une coupure entre le moment où l’élève produit son texte et celui où il peut le reprendre. De plus, c’est une tâche complexe qui demande aux élèves de mobiliser de nombreuses notions et compétences différentes. Enfin, l’élève est émotionnellement impliqué dans sa rédaction et a donc du mal à avoir du recul pour l’améliorer.
Écrivor permet de travailler beaucoup plus souvent l’écrit avec des objectifs plus ciblés et donc plus facilement atteignables. Les élèves interagissent davantage avec leurs textes et développent ainsi des automatismes qu’ils peuvent réutiliser dans d’autres contextes d’écriture. Même si je ne corrige pas forcément tous leurs travaux, à la fin de l’activité, les élèves ont écrit un texte et l’ont retravaillé. J’échange beaucoup avec eux sur les retours qu’ils reçoivent et les modifications à apporter à leurs textes.
Une des grandes plus-values est de rendre ludiques certains aspects rébarbatifs comme le fait de mettre des majuscules et de la ponctuation, de relire son texte, de le corriger. C’est particulièrement efficace avec les élèves en difficulté ou décrocheurs.
Enfin, on tient vraiment à faire d’Écrivor un outil personnalisable qui permet à chaque professeur de créer une activité qui s’insère parfaitement dans sa séquence.
L’Intelligence Artificielle fournit potentiellement aux élèves des textes tout faits : en quoi Ecrivor peut-il faire de nous des « survivors » ? autrement dit en quoi vous semble-t-il aider à relever les défis posés à la didactique de l’écriture ?
Justement ! Avec Écrivor, les élèves savent qu’ils seront aidés par une IA. Mais au lieu de s’en servir pour qu’elle écrive à leur place, ils l’utilisent pour obtenir des conseils et se poser des questions.
Dans mes classes, je n’ai plus aucune rédaction générée automatiquement. Et pour limiter au maximum les tentations, nous avons désactivé le copier-coller du texte externe pour les élèves. Thomas va également développer un module « anti-triche » pour indiquer les textes qui n’ont pas été écrits par l’élève (IA, tiers…)
Actuellement, l’IA peut facilement produire des textes propres et sans erreurs. Mais elle n’est que très peu utilisée pour apprendre à se corriger et à se poser des questions. C’est tout l’enjeu d’Écrivor : proposer des conseils sans donner la bonne réponse.
De plus, l’IA a de nombreuses limites (grammaire, implicite, niveau de langue…) et Écrivor encourage les élèves à faire preuve d’esprit critique. Nous leur précisons que l’IA peut se tromper et que c’est à eux de faire un usage pertinent des conseils qu’elle peut leur donner. Et pour les choses les plus complexes, c’est évidemment moi qui leur fais des retours !
Les enseignant·es sont en recherche d’outils gratuits et respectueux du RGPD : Ecrivor satisfera-t-il leurs attentes ?
Écrivor est respectueux du RGPD. Nous avons privilégié des outils hébergés en France et en Europe. Le professeur peut facilement modifier ou supprimer son compte. Nous n’avons aucune information sur les élèves qui n’ont pas de compte. Nous sommes également en cours d’accrochage au GAR !
Malheureusement, l’IA coûte cher. Pour l’instant, on finance les coûts nous-mêmes et Écrivor est gratuit. Le but est de le garder gratuit le plus longtemps possible grâce aux subventions et aux appels à projets. Toutefois, on devra proposer à terme un abonnement ou une version premium.
Quels sont précisément vos espoirs et perspectives de développement du projet ?
Nous avons déposé plusieurs dossiers de subventions et surtout un projet de recherche avec 11 chercheurs. Cela nous permettra de travailler en étroite collaboration avec des didacticiens, des linguistes et des informaticiens et avec plus de quarante établissements dès la rentrée prochaine ! Il se passe énormément de choses dans l’IA et dans l’Edtech en général, mais les propositions ne sont souvent pas en phase avec les besoins du terrain. On ne sait pas la place que l’IA aura demain dans nos pratiques et il me semble important que les professeurs soient au coeur de ces initiatives. C’est l’idée d’Écrivor : donner la place que l’on veut à l’IA dans nos classes pour travailler la production d’écrits. D’ailleurs on cherche des professeurs de toutes les matières (notamment en langue) et de tous les niveaux pour tester avec nous ! Donc si vous voulez essayer, nous rejoindre, participer, discuter de la place de l’IA dans l’éducation, n’hésitez pas à créer un compte ou à nous écrire via notre site..
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
L’IA dans l’enseignement des lettres :
Rima Mobayed : Changer la posture des élèves face à l’IA
Alexandra Zonabend : Pour un I ou pour un A
D. Bucheton et S. Fontaine : L’Ecole au défi des Intelligences
Thibaud Hayette : L’IA peut-elle corriger nos copies ?
Laïla Methnani : Peut-on demander à une IA d’écrire à la manière de Montaigne ?
Stéphanie Marquès : L’intelligence des élèves plus forte que l’intelligence artificielle !
Nicolas Bannier : Sexisme de l’IA : Olympe de Gouges, réveille-toi !
C. Ridel et E. Barbe : l’IA, c’est fantastique ?
Ophélie Jomat : un voyage dans le futur pédagogique de l’IA
Elodie Gaden : Favoriser par l’IA l’intelligence d’un texte ?
Jean-Michel Le Baut : Déconstruire les contes de ma mère l’IA
Claire Doz : On n’est pas sérieux quand on a l’IA
