« Fidèles à notre habitude de travail, nous voulons ici présenter une critique de ce rapport, de ses analyses, de ses non-dits et ambiguïtés ainsi que de ses propositions, à partir des données disponibles que nous avons rassemblées dans un ouvrage[1], dont la Cour des comptes ne disposait malheureusement pas au moment de son travail » écrit le collectif Langevin Wallon au sujet du rapport de la Cour des comptes sur l’éducation prioritaire. Dans le Café pédagogique, sa critique d’un « rapport peu rigoureux », et analyse argumentée d’une politique de droite pour « justifier la liquidation de la politique de l’éducation prioritaire ».
« Les faits d’inégalité ou de domination sont têtus : ils se mesurent, s’objectivent et se constatent dans tous les domaines de pratiques, et ce n’est pas être idéologue que de les mettre au jour ; l’idéologie est plutôt du côté de celles et de ceux qui ne veulent pas voir ces réalités. »
Bernard Lahire, Enfances de classe, 2019.
Dans un contexte de fortes contraintes budgétaires, la commission des finances du Sénat entend faire des économies sur le dos des plus pauvres. Concernant l’éducation nationale, après les ponctions opérées sur les fonds sociaux en 2024[2], elle souhaite poursuivre dans cette voie en s’attaquant à l’éducation prioritaire, assimilée à un dispositif « d’égalité des chances » comme un autre et non plus considérée comme une politique publique à part entière. La majorité politique de droite du Sénat reprend là une antienne bien connue et bien peu étayée statistiquement : celle qui oppose une « France rurale » supposée maltraitée (celle qui vote, qui compose le collège électoral de la droite sénatoriale et qui bascule en ce moment vers le Rassemblement national[3] ), pour laquelle l’État ne dépenserait pas assez, à une « France urbaine » prétendument mieux traitée (celle qui s’abstient et qui, quand elle vote, le fait plutôt à gauche) pour laquelle ce dernier dépenserait « un pognon de dingue » selon l’expression désormais tristement célèbre du président Macron.
Or, les données de l’INSEE contredisent depuis des années la thèse d’une France rurale socialement défavorisée et abandonnée. Les villes concentrent les trois quarts des personnes pauvres. Plus de 40 % de la population pauvre vit dans les grands centres urbains, 13,3 % en milieu rural isolé[4]. C’est donc avec ce préjugé bien tenace que le Sénat a demandé à la Cour des comptes un nouveau rapport sur l’éducation prioritaire, le dernier très détaillé sur cette politique datant de 2018. Nous ne discuterons pas ici des propositions défendues par la majorité politique de la droite sénatoriale, d’autant que cette dernière ne retient du rapport de l’institution de la rue Cambon que ce qu’elle veut bien entendre. Fidèles à notre habitude de travail, nous voulons ici présenter une critique de ce rapport, de ses analyses, de ses non-dits et ambiguïtés ainsi que de ses propositions, à partir des données disponibles que nous avons rassemblées dans un ouvrage[5], dont la Cour des comptes ne disposait malheureusement pas au moment de son travail.
La politique de l’éducation prioritaire, cible régulière des alternances politiques de droite.
Notons, tout d’abord, que la première annexe du rapport donne à voir la façon dont la Cour des comptes a dû préciser la commande initiale du Sénat portant sur un sujet aussi large que vague, à savoir : « Bilan et efficacité des efforts en faveur de l’éducation prioritaire ». Elle annonce sa volonté de délimiter son champ d’analyse à la période 2015-2024, son travail antérieur de 2018 portant sur la période 2006-2016, et à différents axes tels que les objectifs de cette politique, la mise en œuvre territoriale, la répartition des ressources budgétaires, la gestion des ressources humaines, l’impact des dédoublements, la formation et la dynamique d’établissement, les effets connexes sur la vie scolaire notamment.
L’objectif de la Cour, « analyser les effets de la dernière relance de l’éducation prioritaire, appelée « refondation » et amorcée en 2015 » d’emblée questionne : S’il y a eu effectivement une refondation en 2015, peut-on laisser entendre que « amorcée en 2015 » elle se serait poursuivie jusqu’à aujourd’hui ?
La Cour feint, volontairement ou non, de croire qu’il existe une continuité de l’État pour la politique d’éducation prioritaire, qui depuis l’origine est pourtant ballottée par les alternances politiques, et que la politique de « refondation » proposée en 2015 n’a été réellement mise en œuvre que durant deux ans, l’alternance de 2017, notamment au ministère de l’éducation nationale, ayant eu raison de l’essentiel de ses orientations. Or, comment peut-on croire sérieusement qu’en matière de politique publique d’éducation, des évolutions soient possibles et des effets visibles sans que les mises en œuvre aient une durée raisonnable ? Rappelons qu’une scolarité primaire est de neuf ans, suivie de quatre ans de collège. Aussi la politique d’éducation prioritaire ne pourrait-elle être sérieusement évaluée que si elle était vraiment mise en œuvre dans sa forme optimale sur une durée d’au moins treize ans. Il est bien dommage que la Cour ne rappelle pas cette réalité clairement, elle qui, par ailleurs, sait heureusement reconnaître combien « la pauvreté, les inégalités sociales et la ségrégation spatiale se sont accrues en France » (page 9) et que « les difficultés scolaires des écoles et établissements sont liées à une concentration de difficultés sociales sur un territoire dont l’origine n’est pas scolaire : leur résolution ne relève pas que de l’action scolaire et nécessite une action publique cohérente et concertée sur un territoire » (page 29).
Un rapport peu rigoureux méthodologiquement qui viserait non pas à évaluer mais à justifier la liquidation de la politique de l’éducation prioritaire ?
La Cour affirme que « la refondation de 2015 s’est caractérisée par un pilotage national fort et par une présentation du renforcement des moyens comme une condition nécessaire à l’évolution des pratiques pédagogiques. Dix ans plus tard, la Cour constate que la logique de moyens et le pilotage par les moyens ont prévalu sur l’accompagnement des mesures au profit des élèves » (page 20). Se faisant, elle pointe clairement le dévoiement opéré à partir de 2017 en évitant pourtant prudemment de l’expliciter. En suggérant par omission une supposée continuité, la Cour occulte la rupture entre :
- la refondation, définie par deux circulaires de 2014 et 2017 : les créations des REP et des REP+, suite à un long travail sur la cartographie (appuyé sur un indice social proche de l’IPS utilisé aujourd’hui, excluant le secteur privé non soumis à la carte scolaire), la rédaction et diffusion du référentiel, les actions de formations nationales des formateurs éducation prioritaire, des coordonnateurs, le suivi du dispositif « plus de maîtres que de classes », le soutien au développement de la dynamique de formation et du travail collectif par la pondération des heures d’enseignement dans le premier et second degré, les séminaires inter-académiques régulièrement organisés pour soutenir les dynamiques académiques et nationales, etc…
- et ce qui a suivi à partir de 2017, avec la nomination de Jean-Michel Blanquer à la tête du ministère, qui a très vite tourné le dos aux mesures de la refondation pour instiller une autre politique : transformation des « plus de maîtres que de classes » en classes dédoublées, instruction autoritaire et descendante des méthodes et organisations pédagogiques devant y avoir cours, revalorisation conséquente des indemnités en REP+, (ces deux mesures aboutissant à rigidifier la carte, au renoncement de sa révision périodique et à l’évaluation qui auraient dû avoir lieu en 2019), création des CLA intégrant des établissements du secteur privé, absence de suivi national sérieux des dispositions prises antérieurement concernant les formateurs EP et les temps de travail collectifs (notamment la pondération des heures d’enseignement au collège), réduction de l’accueil dès deux ans en maternelle au profit de l’instruction obligatoire à 3 ans favorisant le financement du secteur privé…
A la démarche fortement participative portée par la refondation de 2015 a succédé un pilotage autoritaire et descendant, notamment entrepris lors du déploiement des dédoublements qui s’est accompagné d’une incitation forte à une méthode d’apprentissage purement syllabique (le guide orange « 100% réussite en CP », faisant fi des cycles) et à une organisation pédagogique privilégiant une classe (à 12) pour un maître (au détriment d’un travail collaboratif dans la classe avec deux enseignants). Deux politiques différentes appuyées sur des visions de l’apprentissage, des besoins de l’élève de milieu populaire, de la professionnalité enseignante, du travail collectif, fortement antagonistes. La rupture amorcée en 2017 est donc extrêmement claire et on aurait aimé trouver dans un tel rapport explicitations et analyses des réorientations opérées. Or, en analysant LA politique d’éducation prioritaire comme un tout, la Cour des comptes s’essaye à réaliser un bilan (impossible) de deux politiques opposées qui se sont succédées. Elle parvient donc sans surprise à un travail aussi peu rigoureux méthodologiquement qu’intellectuellement, tellement peu convaincant qu’il aboutit logiquement en conclusion à des propositions si générales qu’elles sonnent bien creux notamment dans une perspective opérationnelle. On peut même se demander s’il ne s’agit pas purement et simplement de liquider la politique de l’éducation prioritaire, dont le terme n’apparaît même plus dans ces deux orientations qui sont proposées (page 10 et repris page 79) :
« Orientation n°1 : Mettre en cohérence l’ensemble des moyens concourant à la mixité sociale et à l’égalité des chances, au sein même de la politique scolaire de l’éducation nationale, tout en veillant à une bonne adéquation avec l’action des autres acteurs (politique de la ville, secteur médico-social, etc.);
– Orientation n°2 : Simplifier les mécanismes d’allocation des moyens pour permettre une meilleure lisibilité et davantage de progressivité dans la mise en œuvre de cette politique tout en veillant à faire évoluer les pratiques professionnelles au bénéfice de la réussite des élèves. »
Un rapport qui critique une logique de moyens ou comment, sept ans (de réflexion) après la Cour des comptes se déjuge
A défaut de cette remise en contexte politique, pourtant essentielle quand on prétend réaliser l’évaluation d’une politique publique, revenons sur les principales critiques formulées par la Cour sur ces dix années de politique d’éducation prioritaire :
- des dédoublements qui ont coûté cher au système éducatif et dont l’efficacité est largement en deçà des espérances ;
- une politique indemnitaire qui a certes eu des effets sur la stabilité des personnels, mais qui n’est cependant pas sans effets indésirables et qui, couplée à la politique des dédoublements, a rendu difficile l’adaptation de cette politique à l’évolution des réalités de terrain ;
Rappelons que ces deux mesures (dédoublements et politique indemnitaire renforcée pour les REP+), emblématiques de la politique du ministre Jean Michel Blanquer, font écho aux recommandations de la Cour des comptes telles qu’elle les présentaient dans son rapport de 2018, à savoir :
– « Améliorer le régime indemnitaire des enseignants en éducation prioritaire en introduisant des éléments variables d’une part liés à l’investissement individuel et à l’implication au sein des équipes pédagogiques, d’autre part modulés en fonction de l’attractivité de l’académie »
– « Etendre le dédoublement des classes à l’ensemble du cycle des apprentissages fondamentaux (grande section de l’école maternelle et deux premières années de l’école élémentaire) ou à l’ensemble des classes du cycle 2 dans les écoles qui concentrent de manière aiguë les difficultés sociales et scolaires (équivalent REP+) ; mettre en œuvre une réduction de moindre intensité dans les autres classes (équivalent REP)[6] ».
La Cour des comptes se déjuge donc elle-même en constatant que ces orientations ont contribué à faire que « la logique de moyens a prévalu au détriment des autres mesures en faveur de la réussite des élèves ». A l’instar de l’absence d’analyses du tournant de 2017, la versatilité des analyses et propositions, en fonction des contextes politiques, interroge, pour le moins.
Il est un autre point sur lequel la Cour ne s’appuie pas sur les données de son précédent rapport, la conduisant à proposer une interprétation faussée, et pourtant couramment mobilisée, de l’évitement par les familles des collèges de l’éducation prioritaire. Ce dernier rapport attribue cet évitement à la labellisation (l’étiquette REP ou REP+ ferait fuir les familles) alors que le rapport de 2018 rendait compte d’un travail d’interrogation des familles par sondage qui montrait que la plupart d’entre elles ne savaient pas que le collège de secteur était en éducation prioritaire : ce qui leur posait problème relevait davantage de la réalité du quartier que du collège. C’est d’ailleurs ce que confirment tous les résultats des recherches menées sur ce point. Ainsi, selon la géographe Anne Clerval, c’est « la présence importante parmi les élèves, voire dominante, des enfants de couleur, issus de l’immigration, qui marque nettement pour les gentrifieurs la distance sociale qu’ils pensent néfaste pour leurs enfants et leur réussite scolaire . »[7] La Cour prend ici la conséquence (de la ségrégation notamment résidentielle et de la stigmatisation sociale du quartier du collège) pour la cause.
Un rapport qui, dans le détail, valide les orientations de la refondation engagée en 2014
D’une certaine façon, en écrivant plus loin que « cette politique de moyens s’est conjuguée, en 2015, avec une volonté d’infléchir les pratiques pédagogiques, via notamment des actions de formation qui ont depuis régressé », on trouve le regret que la politique d’accompagnement et de formation des équipes initiée en 2015 n’ait pas été sérieusement poursuivie et que les remplaçants prévus pour la formation continue en éducation prioritaire aient dû être mobilisés pour des remplacements de congés !
Il est notable que, tout au long du rapport, il soit fait positivement référence au travail effectué entre 2014 et 2017, dénonçant en creux l’absence de continuité, toujours sans en expliquer la raison : « La refondation de 2015 s’était caractérisée par une démarche participative, par un cadrage national fort et par l’implication de tous les niveaux hiérarchiques. En 2024, le pilotage national se concentre essentiellement sur l’allocation et la gestion des moyens (financiers, ressources humaines, formation), puis sur l’animation de réseaux. Les dimensions stratégique, pédagogique et évaluative, visant à mesurer l’efficacité, l’efficience de la politique d’éducation prioritaire et son articulation avec le reste du système éducatif, sont réduites. »
Poursuivons…
S’agissant du référentiel : « En janvier 2014 […] le ministère a mis à disposition des équipes le référentiel de l’éducation prioritaire dans le but de travailler aux projets de réseau. Le référentiel de l’éducation prioritaire offre un cadre et des repères à l’ensemble des acteurs et prend en compte les facteurs qui participent à la réussite scolaire des élèves. Conçu au départ comme un document « vivant et évolutif », le référentiel […] souffre aujourd’hui de l’absence d’actualisation et de son manque d’opérationnalité directe au regard de l’évolution constante des enjeux éducatifs dans les réseaux d’éducation prioritaires. »
Ou de la carte des réseaux : « La refondation de 2015 a permis d’établir, sur la base de critères objectifs définis nationalement, une carte de l’éducation prioritaire non pas parfaite, mais plus juste, qui devait être réactualisée tous les quatre ans. Or l’entreprise, délicate, n’a pas été reconduite depuis dix ans, période de mutations rapides en France. Aussi, la carte de 2015 reflète mal les réalités socio-démographiques actuelles et ignore certains besoins, très divers en fonction des territoires. »
De la formation, des formateurs : « À l’échelle nationale, il est constaté une progression globale du volume des formations consacrées à l’éducation prioritaire à la suite de la refondation. Toutefois, cette dynamique, forte dans les premières années (de 2015 à 2019 environ), marque un ralentissement ensuite […]. Le maximum est atteint en 2016-2017 avec 1 268 modules mis en œuvre. […] Le contexte de crise sanitaire est également à prendre en compte dans l’analyse des données de formation, cette période ayant été marquée par une régression généralisée des actions de formations proposées. Toutefois, les chiffres plus récents (2022-2023) ne montrent pas de signe de reprise à hauteur de la dynamique ayant pu exister dans les premières années suivant la refondation de la politique d’éducation prioritaire. »
Du travail collectif, de la pondération des heures d’enseignement : « La circulaire n° 2014-077 du 4 juin 2014 consacrée à la refondation de l’éducation prioritaire donne les grandes lignes de cette orientation majeure et indique que des dispositifs d’adaptation du temps de travail ont été instaurés dans les écoles et collèges REP+ en réponse aux demandes des personnels. […]Dans le contexte actuel de tension sur les effectifs enseignants, et face aux besoins croissants en matière de remplacement, de nombreux enseignants exerçant en collège REP+ effectuent dans les faits un service horaire supérieur. Ces heures, effectuées devant élèves, sont donc rémunérées en heures supplémentaires. Le temps disponible pour le travail collaboratif peut ainsi s’en trouver encore réduit. »
La Cour des comptes signale par ailleurs la disparition sans évaluation du dispositif « plus de maîtres que de classes ». Elle signale également les difficultés de remplacement de la formation dans les REP+ malgré des brigades dédiées souvent utilisées à d’autres fins (page 49), ce qui a entraîné une diminution de fait de la formation (page 52). Elle rappelle que l’école est bien trop souvent invitée à faire tout et son contraire : « il apparaît que les nombreuses missions confiées aujourd’hui à l’école, auxquelles s’ajoutent des réformes successives, mettent les équipes éducatives au défi de la priorisation » (page 55).
Un rapport avec des manques sérieux, des approximations notables et des confusions regrettables
Que penser d’un rapport qui intègre dans le coût de l’éducation prioritaire la concentration de deux dispositifs (ULIS et SEGPA) qui n’en relèvent pas, à moins de considérer les enfants pauvres comme étant potentiellement des élèves handicapés ? De même, le fait que cette concentration ne soit pas interrogée, alors que la Cour des comptes plaide pour plus de mixité sociale, ne trahit-elle pas une tendance lourde, sans être nouvelle, qui consiste à médicaliser la difficulté scolaire et/ou à confondre conséquence de la pauvreté et handicap et/ou à profiter de la politique d’éducation prioritaire pour pallier le manque de moyens consacré à la politique de l’inclusion ?
Toute cette confusion nous semble d’autant plus détestable que la Cour des comptes en vient à justifier cette concentration arguant, ce qui est très sérieusement discutable car aucune donnée n’est présentée à l’appui de cette information, que « les élèves en situation de handicap sont davantage présents dans les réseaux d’éducation prioritaire. En outre, ces élèves ont une difficulté accrue pour avoir accès aux personnels médicaux et paramédicaux tels que les ergothérapeutes ou les orthophonistes[8]. Certains n’obtiennent pas d’accompagnant des élèves en situation de handicap (AESH), du fait d’une tension sur les recrutements. Néanmoins, les dynamiques d’établissement, en particulier en éducation prioritaire renforcée, sont susceptibles de créer les conditions d’une meilleure inclusion. Les heures de pondération peuvent notamment permettre l’adhésion à des projets innovants comme les dispositifs d’auto-régulation ou l’intégration d’unité localisée d’inclusion scolaire, et ainsi mieux prendre en charge la diversité des besoins » (page 67). Et voilà que ce qui était pensé pour faire évoluer l’enseignement vers une meilleure prise en compte des besoins pédagogiques des élèves des milieux populaires est soudain transformé en moyens pour le handicap. C’est le glissement dangereux vers lequel conduit tout discours qui efface l’approche sociale pour la dissoudre dans la neuropsychologie.
Que penser d’un rapport qui, en outre, fait comme si les cordées de la réussite et les internats d’excellence étaient des éléments de la politique de l’éducation prioritaire (page 20), alors que les premières touchent principalement les lycéens (les lycées ne sont pas dans l’éducation prioritaire) et que les seconds concernent principalement le milieu rural, et non les quartiers de l’éducation prioritaire ? Ou qui assimile la question des territoires éducatifs ruraux à une réponse aux « besoins non couverts » par l’éducation prioritaire (page 35) ? La question des difficultés du milieu rural n’est pas du tout de même nature que celle des réseaux d’éducation prioritaire, car les jeunes ruraux ne sont pas en difficulté scolaire au point des jeunes des REP et REP+ et les dynamiques locales sont très différentes. La Cour gagnerait à encourager le Sénat, toujours très soucieux du monde rural en raison de son mode d’élection, à solliciter de l’État une véritable politique éducative pour le monde rural fondée sur des travaux de recherche de même niveau que ceux qui justifient l’éducation prioritaire, plutôt que d’entretenir une opposition rural/urbain fictivement construite et, sur le fond, inopérante.
Par ailleurs, on s’interroge sur la connaissance réelle que la Cour des comptes a de la refondation quand elle écrit ceci : « Une autre démarche, lancée avec le ministère chargé de la ville, les cités éducatives, institutionnalise le partenariat local que l’instauration de l’éducation prioritaire visait et que la refondation n’est pas parvenue à relancer. » Or, la refondation (de 2015 !) n’a jamais cherché à relancer le « partenariat local ». Elle a mis l’accent sur l’action pédagogique dans la classe et a même émis une orientation visant la prudence vis-à-vis des partenariats qui ne sont pas considérés comme améliorant automatiquement la réussite scolaire loin de là, d’où la recommandation du référentiel de « coopérer utilement avec les parents et les partenaires pour la réussite scolaire des élèves». Tout est contenu dans le mot « utilement », car de nombreux partenariats ne sont pas clairement utiles à cette réussite des élèves de milieux populaires[9], mais servent d’autres fins moins louables. De la même manière, on ne peut qu’être circonspect quant à sa compréhension de la refondation quand la Cour des comptes avance que cette réforme « a pour objectif d’engendrer une évolution des pratiques professionnelles en faveur d’un approfondissement du travail collaboratif et d’un renforcement de l’innovation pédagogique. » Or, s’il est bien un sujet sur lequel la refondation n’a jamais porté l’accent c’est la question de « l’innovation ». Il ne s’agit pas de faire « neuf », il s’agit de porter des pratiques efficaces pour les élèves des milieux populaires et reconnues comme telles par les inspections générales et par les résultats des recherches s’intéressant à la fabrique sociale des inégalités scolaires. Il s’agit certes de conduire au changement, mais celui-ci ne consiste pas le plus souvent à faire du neuf, mais plutôt à s’appuyer sur des démarches connues et solidement validées, ce qui n’a rien à voir.
De surcroit, on regrettera que, à l’instar de bien d’autres rapports d’ « experts », citant le rapport Azéma Mathiot de 2019 (page 25) sans le moins du monde le discuter ou au moins en relativiser la portée compte tenu du contexte politique de son élaboration : « est-elle ( la politique EP) encore juste quand 70 % des élèves appartenant à des familles des catégories défavorisées sont scolarisés hors éducation prioritaire ? » Ou regrettant, comme dans son rapport de 2018, « l’absence de la condition préalable à une politique d’éducation prioritaire efficace : une composition sociale et scolaire plus diverse », la Cour démontre son approche approximative et sa méconnaissance de ce qu’est, et surtout de ce que n’est pas, la politique d’éducation prioritaire. Or il faut insister sur ce point, tant il ne semble toujours pas compris : la politique d’éducation prioritaire est une politique mise en place dans les territoires où une ségrégation sociale intense sévit et aggrave les obstacles que des enfants des milieux populaires rencontrent dans leur scolarité. Elle vise à contrer les effets d’une absence de mixité sociale, mixité sociale dont le rétablissement ou la préservation est un objectif crucial pour l’ensemble du système, mais qui n’est pas pour demain, à moins de remettre en cause l’existence de l’enseignement privé, la politique de dérogations et de l’offre scolaire (SEGPA, ULIS, UPE2A etc.). Ce que ne propose aucunement ce rapport qui, tout en prônant la mixité sociale, ne tire aucun enseignement de ce qu’il constate, à savoir que « la ségrégation spatiale a d’évidentes répercussions sur la répartition sociale entre établissements, surtout dans les métropoles où l’offre scolaire, notamment privée, est large, comme le montre l’exemple de Paris et d’Angers, où l’évitement des collèges de secteur est massif » (page 28). Il vaut sans doute mieux liquider l’éducation prioritaire que de rallumer la guerre scolaire…
A demander à une seule et unique politique très spécifique de résoudre les problématiques si diverses des territoires (problème d’éloignement rural par exemple) ou des élèves (comme le handicap), à confondre démocratisation d’un système éducatif et lutte contre les effets de la ségrégation sociale, à ne plus savoir de quoi on parle exactement, il n’est pas étonnant que l’on aboutisse à pas grand-chose, si ce n’est à proclamer qu’il faut « réformer sans délai » quitte à tout jeter, le bébé avec l’eau du bain et ce, au détriment des élèves et des familles des milieux populaires les plus pauvres.
Un rapport utile aurait pu, outre s’arrêter sur ce que les deux politiques menées entre 2015 et 2025 portaient d’antagonismes, éclairer finement et précisément l’articulation et la complémentarité entre allocation progressive de moyens, politique de mixité sociale et éducation prioritaire. L’évocation de la question des écoles orphelines (page 57-58) aurait pu lui en donner l’occasion. Il aurait pu s’appuyer sur l’appétence du Sénat pour le monde rural, pour rappeler l’enjeu d’une analyse étayée des besoins de ces territoires et d’une politique spécifique adaptée à leurs besoins spécifiques. Il aurait aussi pu rappeler l’aspect central de la question pédagogique. Il aurait pu…. C’est pour éclairer sérieusement ces questions essentielles, si mal maîtrisées, en explicitant la méthodologie et les fondements théoriques de la refondation de l’éducation prioritaire menée de 2014 à 2017, que le collectif Langevin Wallon a publié fin 2024 un ouvrage « L’éducation prioritaire, une politique féconde pour le système éducatif ». Puisse-t-il contribuer à ce d’aucun y voit (enfin) plus clair…
Collectif Langevin Wallon
[1] Collectif Langevin Wallon, L’éducation prioritaire, une politique féconde pour le système éducatif, Paris, 2024, éditions du Croquant.
[2] Jean-Paul Delahaye a dénoncé dans une tribune récente (Le Monde, 6 mai 2025) que « pour assurer les fins de mois du ministère de l’éducation nationale en 2024, le gouvernement a ponctionné l’enveloppe destinée à aider les enfants aux ressources les plus faibles », soit 20 millions d’euros pris sur les fonds sociaux.
[3] Pour bien comprendre cette réalité nouvelle il est utile de lire Gérard Mauger, Willy Pelletier (coord.), Pourquoi tant de votre RN dans les classes populaires ?, 2023, Paris, éditions du Croquant.
[4] INSEE, Données 2022
[5] Collectif Langevin Wallon, L’éducation prioritaire, une politique féconde pour le système éducatif, Paris, 2024, éditions du Croquant.
[6] Cour des comptes, 2018, L’éducation prioritaire, Rapport d’évaluation d’une politique publique, pp. 20-21.
[7] Clerval Anne, 2016, Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, Paris, éditions de la Découverte, collection « Sciences humaines et sociales », p. 190.
[8] Est-ce vraiment de cela dont les élèves en difficulté d’apprentissage ont besoin ?
[9] La Cour fait d’ailleurs ce même constat en invitant à la prudence : « S’agissant d’appels à projets, il existe en effet un risque de multiplier les interventions disparates d’acteurs associatifs, obérant le temps des apprentissages sans renforcer ces derniers »( page 34)
