Comment faire pour enseigner l’écriture ? Bernadette Kervyn, Pascale Bachelé et Jérôme Faux et signent chez Retz un « Guide pour enseigner la préparation de l’écriture au cycle 2 ». Ils reviennent sur les choix qui ont guidé leur travail, mais aussi sur les modalités de collaboration entre chercheurs, formateurs et enseignants.
Pourquoi cette focalisation sur la « préparation de l’écriture » ?
Jérôme Faux : Notre ouvrage met en avant un moment particulier de l’écriture, celui de la préparation. Nous essayons d’éclairer cette zone qui, de notre point de vue, restait un peu obscure, pour montrer tout l’intérêt de le travailler en classe, sans négliger le reste du processus d’écriture et notamment la relecture-révision.
Bernadette Kervyn : Oui, comment enseigner l’écriture, et surtout comment enseigner une démarche explicite d’écriture. Les programmes nous disent qu’il faut le faire. Mais le « comment faire » est souvent non précisé dans les ressources professionnelles ou flou pour les enseignants. En vrai, ce n’est pas une question simple, surtout si on veut construire une progression pour l’ensemble du cycle 2 (voire au-delà) et faire du lien entre des tâches différentes d’écriture, comme l’encodage, la copie, la production d’écrits. Toutes ces tâches, abordées de façon très précise dans l’ouvrage, gagnent à être enseignées au travers d’une démarche explicite incluant un travail de préparation avec les élèves. Les enseignants interrogés disent faire peu écrire les élèves de CP ou de CE1 notamment pour ne pas les mettre en difficulté. Or préparer l’écriture avec les élèves permet de rendre l’écriture plus abordable. Ce n’est pas rien.
Vous avez pris la peine d’avoir une vraie connaissance des pratiques réelles des enseignants ?
Pascale Bachelé : Bernadette nous avait invités à faire partie d’un groupe qui, à partir des résultats de la recherche Lire et Ecrire au CP[1], allait creuser spécifiquement la question de l’enseignement de l’écriture. Je suis donc allée, pendant une année, observer des pratiques variées d’enseignants qui faisaient écrire leurs élèves. J’ai enregistré des séances et conduit des entretiens qui leur permettaient de m’expliquer leurs choix et de les confronter aux réussites plus ou moins grandes des élèves. Cette observation, enrichie d’un échange de pratiques et d’expérimentation, s’est poursuivie dans le cadre d’un projet de recherche-formation Cardie que nous avons copiloté Bernadette et moi durant 3 ans.
B.K : Les résultats de la recherche Lire et Ecrire au CP nous indiquaient déjà l’impact de certaines pratiques sur la réussite des élèves. Nous les avons cumulés avec d’autres résultats de recherche et avec nos observations dans les classes, qui nous permettaient d’aller dans le détail des choix des enseignants. Ensuite on a exploré plus précisément le « comment faire » en classe, comment enseigner une démarche d’écriture incluant de la préparation avec les élèves. On voulait proposer des tâches fréquentes, comme l’encodage ou moins fréquentes mais très intéressantes en termes d’apprentissage, comme la copie différée. On a beaucoup expérimenté avec les enseignants, et nous avons reconstruit ensemble dans l’ouvrage le fruit de nos cinq ans de collaboration. Ce qui figure dans l’ouvrage ce n’est pas quelques pratiques glanées dans des classes. Ce sont des étapes, des contenus, des modalités d’enseignement qui, au fil des expérimentations, se sont avérés essentiels.
J.F : Oui, c’est une reconfiguration des pratiques existantes, en identifiant des incontournables, en explicitant les démarches, en identifiant ce qui peut être mis en œuvre dans des classes variées.
Vous composez l’ouvrage avec une introduction théorique suivie de quatre modules-exemples de pratiques (encoder une phrase, copie différée, produire un texte narratif, produire une devinette). Pourquoi ces choix ?
J.F : On a beaucoup travaillé sur une définition de ce qu’on appelle « écriture ». Quand on pose la question aux enseignants, la plupart parlent de « production écrite » ou de « rédaction », mais ne citent pas les pratiques de dictée, de copie, d’écriture de la date, etc., comme si ces tâches ne rentraient pas dans cette catégorie. Peut-être n’est-ce pas assez explicite dans les programmes, mais nous considérons que toutes ces tâches font bien partie intégrante de la pratique que nous appelons « écriture », au sens large, dans la classe. Et enseigner l’écriture, c’est penser la cohérence et la complémentarité entre toutes ces tâches.
Pourquoi les enseignants ont-ils cette conception « restrictive » ?
B.K : Je ne suis pas sûre qu’elle soit propre aux enseignants. « Production écrite » ou « rédaction » renvoie historiquement en partie à l’imitation de bons auteurs, à l’imagination, à l’invention. Or, quand on pense aux usages de l’écriture dans la société, et notamment à l’école et à l’université, d’autres fonctions (écrire pour apprendre, pour mémoriser, pour communiquer, pour réfléchir …) et d’autres formats (des schémas, des listes, des légendes de photos, des réponses en quelques mots… ) sont très présents.
P.B : Effectivement, lorsque je questionne les collègues, débutants ou plus expérimentés, je mesure cette représentation que nous avons, en tant qu’enseignants, sur le fait que ce qui est un objet de préoccupation pour eux, ce sont les révisions des écrits longs, les enfants « qui n’ont pas d’imagination », etc.
J.F : Avec l’idée qu’une tâche de copie ne serait pas considérée comme complexe, alors que toutes les entrées de notre ouvrage déplient la complexité de l’écriture.
B.K : Souvent, je dis en formation de formateurs qu’on aura avancé quand on considèrera que « produire une liste » ou « commenter un schéma », c’est aussi de la production d’écrits.
A quoi avez-vous été attentifs en construisant ces premières pages « théoriques » ?
J.F : Nous avons négocié tous les mots, en faisant de notre diversité une richesse, et sans esquiver les débats entre nous. Nous avons essayé d’écrire autant pour les enseignants que pour les formateurs, et en pensant aussi que ça devait être valide aux yeux de chercheurs, tout en restant très centrés sur la vie ordinaire du travail en classe, en pensant autant à « comment je vais expliquer aux élèves ? » que « comment je vais aider les enseignants ? ».
B.K : le travail avec l’éditeur a été très important, pour cette partie comme pour les autres. Il nous a bousculés en réclamant davantage de lisibilité ou de concision. Nous pensions essentiel de donner à voir les soubassements théoriques de notre approche tout en les rendant accessibles, notamment via des schémas commentés. On voulait que cette petite partie plus théorique soit abordable pour des non spécialistes et pertinente aux yeux des collègues, les plus outillés théoriquement. L’exigence scientifique est indispensable, mais ce n’est pas facile de tout concilier et il ne s’agissait pas d’écrire un chapitre d’ouvrage de recherche hyper référencé.
P.B : Nous nous sommes aussi demandé comment faire avec les lecteurs qui allaient directement lire les chapitres « pratiques » sans passer par la partie théorique. Avec l’éditeur, nous avons fait de nombreux renvois pour leur donner envie d’aller consulter les éléments de cadrage de l’introduction. Nous avons aussi inséré dans les chapitres de brefs apports ou repères plus théoriques, en lien avec chaque tâche d’écriture envisagée. Schématiser notre approche théorique, avec l’envie que ce soit utile et utilisable pour tous, ça a été un long chemin ! Mais je vois quand je présente ce travail en formation comme ça aide à provoquer des déclics.
Justement, pourquoi cette attention portée aux schémas ?
B.K : Parfois, les schémas paraissent simples à ceux qui les conçoivent, mais ne sont pas utilisables tels quels si on n’a pas des savoirs théoriques déjà importants. Nous avons donc fait le choix de faire des schémas épurés et commentés, mais qui peuvent s’emboiter les uns aux autres. C’est le cas notamment pour le schéma en étoile qui déplie les différentes dimensions de l’écriture et montre ainsi la complexité potentielle de cette activité.
Ce schéma est complété par un autre (ci-dessous, p. 13 dans l’ouvrage) qui illustre une gestion possible, parmi d’autres, de cette complexité. Ainsi on zoome sur l’activité langagière que mènent l’enseignant et l’élève tout au long du processus d’écriture, de la préparation au retour sur l’écrit. Ce zoom est une force et une faiblesse : l’espoir de faire instrument au risque de laisser de côté d’autres dimensions essentielles dans ce moment d’analyse.
Y a-t-il d’autres points auxquels vous avez été particulièrement attentifs et qui vous semblent utiles ?
P.B : Dans chaque module, nous essayons de préciser les « critères de réussite et de réalisation » consignés dans plusieurs grilles qui reviennent dans l’ouvrage. Le but est d’expliciter à la fois les procédures et les attendus, ce qui permettra aux élèves de les guider dans leur travail et d’évaluer si celui-ci est réussi.
J.F : Oui, nous avons beaucoup expérimenté ces grilles, pour voir si notre travail « tenait » avec des profils d’enseignants différents, si c’était un vrai plus ou pas. Et on a vu que le même outil pouvait être réutilisé à plusieurs moments de l’écriture pour guider les élèves tout au long du processus, de l’oral à l’écrit. Nous avons constaté que c’est un énorme gain pour les élèves comme pour les enseignants.
B.K : Cela renvoie à la question des différentes « traces » intermédiaires qui aident les élèves à faire ce qu’ils ont à faire. Je pense qu’on a encore beaucoup à réfléchir sur la stabilité de ces traces. Notamment à quelles conditions elles sont réinvestissables dans une autre tâche d’écriture, pour que les élèves comprennent la cohérence et la spécificité entre les différents moments et les différents outils qu’on leur propose.
P.B : Nous avons cherché des « zones de stabilité » et avons eu à cœur de proposer ces outils dans les différents chapitres, pour sortir des tâches éparpillées, compartimentées.
J.F : Le fait de travailler sur les trois niveaux CP CE1 CE2 pour les différentes situations nous a amenés à prendre à bras le corps des questions professionnelles comme « quelle progression ? », « quelle autonomisation des élèves ? », le plus concrètement possible. On a essayé de vraiment s’y confronter dans les fiches-méthode.
P.B : On savait que les problèmes réels des collègues portent sur ces aspects. « Que faire de l’hétérogénéité des élèves ? » par exemple. On a eu à cœur de proposer des pistes concrètes, de prendre en compte les préoccupations des enseignants et des formateurs.
Pourquoi l’intérêt pour les questions de copie ?
P.B : D’abord, parce que ça concerne tous les cycles, dès la maternelle. Ces situations d’enseignement de la copie sont de bons vecteurs pour un travail collectif dans une école, alors qu’elles sont justement parfois peu évoquées comme chantiers prioritaires. C’est pourtant une vraie tâche d’écriture, et d’interaction lecture-écriture, sur laquelle de rapides progrès sont possibles. C’est aussi un lieu d’interaction important avec l’étude de la langue.
J.F : Et c’est une tâche complexe, parfois peu enseignée parce qu’on pense qu’elle va de soi. Il suffit de discuter avec les élèves et de regarder leurs écrits pour savoir que ça n’est pas le cas. Des outils comme Scritpum attirent notre attention sur ce sujet. C’est aussi une tâche qu’on peut associer à l’oral : la tâche d’enseignement et d’apprentissage de l’écriture ne peut plus être envisagée comme une tâche silencieuse. Ce qu’on explicite à l’oral fait partie du processus, parce qu’il rend visible tout ce qui doit être objet d’attention.
Et pourquoi un chapitre sur la devinette ?
J.F : On cherchait une écriture créative et non narrative, et c’est une situation que l’on croise souvent dans les classes.
B.K : On voulait un écrit court et une entrée a priori assez abordable et ajustable, en lien avec d’autres disciplines, et dont les élèves et les enseignants pourraient s’emparer facilement. On a testé bien d’autres situations mais il fallait faire un choix. Je pense que la devinette est un bon moyen de construire le destinataire de l’écrit, ce qui va moins de soi pour d’autres situations d’écriture : sans le récepteur, la devinette perd beaucoup de son sel. De plus, elle permet de renforcer le plaisir d’écrire.
P.B : Les collègues qui utilisent notre ouvrage nous disent qu’ils commencent souvent par là.
Cette collaboration entre chercheuse, formateurs, enseignants, avec le recul, que vous en reste-t-il ?
B.K : D’abord que c’est passionnant mais aussi que c’est un boulot de dingue ! Si on avait su que ce serait aussi long et aussi complexe, je ne sais pas si on se serait lancés dans un chantier de six ans et autant de week-ends à s’enfermer pour faire avancer ce projet! Ça ne vous paraitra pas modeste, mais c’est pour ça que j’ai envie de dire « utilisez-le ! Il y a tellement de gens qui y ont bossé, de près ou de loin, dans l’espoir que cela vous soit utile ! ».
P.B : La chance d’être de fonctions différentes, quand s’installe le respect de chacun, qu’on écrit vraiment ensemble en questionnant chaque expression, chaque point de vue, c’est inestimable.
J.F : j’ai beaucoup relu avec mes yeux de praticien réflexif, en tant qu’enseignant et formateur, qui questionne aussi avec le bagage de lectures que l’on partageait peu à peu tous les trois, chacun à notre façon. On a pu passer des heures sur une phrase ou un paragraphe quand on n’arrivait pas à en être satisfaits tous les trois. Ça peut donner des moments de découragement devant l’ampleur de la tâche toujours à reprendre. D’autant que parfois ce qui nous paraissait convenir était réinterrogé par l’éditeur ou des collègues externes. Grâce à l’écriture à trois, il y avait toujours au moins l’un d’entre nous pour remotiver les autres.
B.K : Cette logique de co-construction étendue est coûteuse en temps mais extrêmement enrichissante. La chercheuse que je suis a besoin de construire dans l’échange, de se nourrir de la culture professionnelle et de l’expérience des autres. C’est ce qui permet d’espérer construire des outils robustes, utilisables, accessibles tout en gardant de la rigueur scientifique. Et produire une ressource qui se veut « clé en main » ne fait pas des collègues utilisateurs des exécutants. On souhaite qu’ils essaient les séquences telles qu’elles sont décrites et qu’ils prolongent ensuite cette expérience en continuant à enseigner cette démarche d’écriture.
P.B : Le livre c’est comme un tremplin, ça donne une impulsion. Les collègues qui l’utilisent nous disent parfois qu’il leur manquait cette méthode, ce cadre à la fois transversal et précis.
J.F : Oui, on s’est mis d’accord sur le fait que le guide soit solide scientifiquement et pratique, utilisable. On n’est jamais sûr que ça le soit, mais les retours des collègues nous encouragent, tout comme les sollicitations que nous recevons pour des interventions dans les départements.
Propos recueillis par Patrick Picard
Pascale Bachelé était conseillère pédagogique de circonscription puis formatrice à l’INSPE de Mont de Marsan durant l’écriture de cet ouvrage. Elle a choisi de clôre sa carrière en retournant en classe et en conservant des missions pour l’INSPE.
Jérôme Faux a été PEMF (professeur des écoles – maitre formateur) et est actuellement en service partagé en classe et à l’INSPE d’Agen.
Bernadette Kervyn est maitresse de conférences en sciences du langage et didactique du français à l’INSPE – Université de Bordeaux.
Vous pouvez aussi retrouver leur travail de sur https://centre-alain-savary.ens-lyon.fr/CAS/thematiques/LECTURE-ECRITURE/ecriture
[1] Etude réalisée par un consortium de chercheurs sous l’égide de l’Ifé, pilotée par Roland Goigoux, sur les pratiques de 130 enseignants expérimentés au CP https://ife.ens-lyon.fr/portail-de-ressources/rapport-et-synthese-de-la-recherche-lire-et-ecrire-au-cp
