« Tout est parti d’une réflexion menée avec la classe autour du thème histoire et mémoires » démarre Déborah Caquet. Cette professeure d’histoire-géographie enseigne au lycée de la Vallée de Chevreuse à Gif-sur-Yvette, à une vingtaine de kilomètres au sud de Paris. Depuis la réforme du lycée, elle s’est beaucoup investie en HGGSP (Histoire, Géographie, Géopolitique, Sciences Politiques). Ses élèves ont créé un jeu de sept familles pour s’adresser aux jeunes générations. « Pédagogiquement, je savais que ce serait porteur. Non seulement on pouvait travailler la recherche documentaire de manière beaucoup plus fine qu’un sujet général mais en plus, les élèves devraient apprendre à coopérer entre eux sur le long terme, à se projeter dans un travail pour des enfants, à réfléchir aux enjeux concrets posés par la médiation culturelle, etc. La spécialité réclame beaucoup d’efforts et porte sur des thèmes souvent lourds » analyse-t-elle. Elle répond à nos questions.
Pouvez-vous présenter le projet que vous avezxmené ?
Mes élèves de Terminale HGGSP ont créé un jeu de sept familles sur l’histoire et le patrimoine de Chevreuse, l’une des villes de secteur. Tout est parti d’une réflexion menée avec la classe autour du thème histoire et mémoires. Nous abordions l’érosion naturelle du souvenir du passé à mesure que les générations se succèdent, du difficile passage de témoin entre ceux qui ont vécu un événement et ceux qui en ont simplement entendu parler. Nous évoquions notamment la difficulté de faire vivre les grandes commémorations nationales au-delà du cercle des habitués. Nous sommes parvenus à la conclusion qu’il fallait trouver un moyen de s’adresser spécifiquement aux jeunes générations, de les arrimer à leur espace vécu. Une élève de la classe a eu l’idée d’un jeu historique permettant d’apprendre en famille, quelque chose de tangible qui dépasserait l’hommage ponctuel.
Du fait de la participation régulière des élèves aux cérémonies du 11 novembre et du 8 mai, je connaissais la maire de Chevreuse et l’avais invitée à venir en novembre pour échanger à ce sujet. Elle a été séduite par l’idée projet et a promis d’offrir ce jeu aux enfants de Chevreuse si nous arrivions à le réaliser dans l’année année.
Pédagogiquement, je savais que ce serait porteur. Non seulement on pouvait travailler la recherche documentaire de manière beaucoup plus fine qu’un sujet général mais en plus, les élèves devraient apprendre à coopérer entre eux sur le long terme, à se projeter dans un travail pour des enfants, à réfléchir aux enjeux concrets posés par la médiation culturelle, etc.
La spécialité réclame beaucoup d’efforts et porte sur des thèmes souvent lourds (guerre, réchauffement climatique, dissuasion nucléaire, etc.) : le projet permettrait d’alléger l’atmosphère tout en mettant en pratique les apprentissages.
Dans quel cadre avez-vous mené ce projet ?
Je n’ai pas adhéré à des initiatives académiques ou officielles particulières. L’essentiel a reposé sur la collaboration avec la mairie.
L’ossature du jeu a été bâtie pendant les cours, les veilles de vacances scolaires, à des moments souvent difficilement exploitables pour autre chose. Nous avons d’abord consacré une séance de deux heures à la sélection des familles. Puis nous avons travaillé pendant deux autres séances sur l’affinage des cartes, la recherche d’images d’archives, l’écriture des courts commentaires historiques. Il y a eu ensuite quelques temps perlés pour choisir un design de carte ici, revoir l’illustration là, mais rien de très prenant. Le travail à la maison a pris le relais. Les outils de travail, Pearltrees pour le partage des contenus et les échanges, Canva pour la conception des cartes, étaient déjà bien maîtrisés par la classe.
Nous avons travaillé avec les services municipaux et surtout l’association historique locale « Mémoire de Chevreuse » qui publie depuis plusieurs années des bulletins d’information. Une vraie mine d’or ! Les articles intéressants ont été collectés par mes soins et ils ont fourni la base de quantité de cartes. Le président de l’association a également confié une précieuse clé USB avec sa bibliothèque d’iconographies historiques sur Chevreuse. Nous avons profité enfin des ressources en ligne du Parc naturel régional, des Archives départementales, des Archives nationales, de la BNF, etc.
Quel bilan en faites-vous ?
Parmi tous les projets menés cette année, celui-ci n’a pas été le plus difficile. J’ai trouvé par exemple beaucoup plus chronophage de travailler sur les autres actions prévues pour le 8 mai (cérémonie, expositions, communication…) et qui étaient préparées par la classe de Première HGGSP. En Terminale, les élèves étant répartis en sept groupes pour sept familles, la charge de travail s’est très vite équilibrée. Quand la machine est lancée et que les élèves adhèrent, on avance.
En mars, j’appréhendais le passage à l’impression, la recherche du prestataire, les éventuelles contestations du devis initial par la mairie, les retards de livraison. Une inquiétude inutile car tout s’est réglé rapidement. J’ai pu boucler mon programme pour l’écrit du baccalauréat sans problème ni stress particulier. Mon seul regret est que, dans les deux réunions de travail avec la mairie, il n’ait pas été possible de faire venir un petit groupe d’élèves pour qu’il défende le projet en direct. Plus les élèves ont des responsabilités, plus ils grandissent.
Et côté des élèves, qu’avez-vous pu observer ?
Le projet a fait mûrir le collectif et a fait mûrir aussi les individus qui le composent.
Tout le monde a compris que l’on faisait quelque chose d’atypique et qui resterait. Le groupe d’HGGSP, qui provenait de toutes les classes de Terminale, y a trouvé une forte source de cohésion. L’expérience était très valorisante pour eux : plusieurs en ont parlé à leurs parents, ont improvisé une sortie le week-end pour découvrir tel lieu oublié, etc.
Dans la mise au travail, comme les rôles dans les groupes n’étaient pas figés, chacun a pu révéler son talent. Des élèves qui n’étaient pas forcément à l’aise avec l’écrit se sont révélés être de très bons graphistes et ont été, sans qu’il y ait relance de ma part, force de proposition et de créativité. Je me souviens de l’un d’entre eux qui m’a fait une grande joie en venant me voir à la récréation un lundi matin en me disant : « Madame, ce week-end, je ne savais pas quoi faire, alors j’ai réfléchi à des idées de design sur Canva ! Est-ce que je peux vous les montrer ? ». Certains ont voulu tricher pendant l’étape de rédaction des descriptions sur les cartes. Mais très vite, ils se sont rendus compte que, comme ce que nous faisions n’avaient aucun précédent, aucun site ni intelligence artificielle ne fournirait la réponse. Il fallait vraiment travailler…
Chaque carte ne pouvait contenir que 50 mots d’explication. Il fallait produire un texte synthétique, exact sur le plan historique, qui met l’accent sur le plus important et qui reste attrayant. Ce n’est pas si simple. Les élèves ont pu travailler la densité de l’expression, une qualité difficile à rencontrer dans les copies d’examen en général. L’illustration du jeu a permis de rappeler les règles sur le droit d’auteur, la nécessité de sourcer l’image et de la choisir avec soin.
La récompense ultime est venue le dernier jour de cours. La classe avait été invitée à distribuer le jeu aux écoles de Chevreuse. En deux heures, trajet inclus, les lycéens, par petits groupes, ont pris la parole devant toutes les classes pour expliquer notre démarche, donner un exemplaire à chacun et improviser une partie de démonstration avec les enfants. Symboliquement, j’ai trouvé cela très bien que de futurs étudiants passent leur dernier cours de lycée dans une école élémentaire. Ils ont donné une très belle image de ce que peut être un jeune en 2025 et de fait, il y a un petit peu d’eux dans chacun des 350 jeux distribués. C’est je pense vraiment à ce moment-là qu’ils ont commencé à comprendre ce qu’ils avaient accompli. En partant, l’un d’eux s’est d’ailleurs exclamé, presque incrédule en regardant la cour : « Mais Madame, ils sont tous en train de jouer ! ».
et après ?
J’ai reçu beaucoup de demandes d’habitants, de collègues, de parents d’élèves, pour obtenir ce jeu car tous n’ont pas d’enfants scolarisés en élémentaire. Avec mon chef d’établissement, la mairie, le syndicat d’initiative local, nous allons réfléchir à une réédition pour sa mise en vente mais tout cela mérite préparation et conseil juridique.
Le succès rencontré cette année me confirme qu’il y a un intérêt pour l’histoire locale et que d’une certaine façon, il n’y a qu’un établissement secondaire pour mener à bien un tel projet. Les jeux de ce type ne peuvent avoir qu’un tirage assez faible et n’ont donc que peu de chances de mobiliser des acteurs publics ou privés traditionnels. Je souhaiterais créer un jeu similaire pour d’autres communes du bassin.
Sur un autre plan, je n’ai pas oublié que notre projet initial concernait l’histoire de Chevreuse pendant la Seconde Guerre mondiale. Je souhaiterais faire travailler les élèves sur cette époque particulière pour être en mesure, pour les 90 ans par exemple de la victoire de 1945, de proposer quelque chose de complet. Il y a beaucoup à faire sur les années d’occupation.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
