Dans l’ouvrage, il y a ce que les images disent de la guerre et de sa violence, mais aussi ce que leur absence dit : « Une vingtaine de chercheurs et chercheuses, spécialistes de la période, ont été invité.es pour ce livre à choisir une photographie d’archive rencontrée au gré de leur parcours de recherche. Ils avaient pour consigne d’en écrire l’histoire dans un texte relativement court, à l’écriture subjective assumée, adossée à la rigueur de la recherche scientifique ».
20 chercheur.es, 20 images de la guerre d’indépendance de l’Algérie, 20 histoires. Pouvez-vous présenter la démarche de cet ouvrage ?
Sébastien Ledoux : Nous avons demandé aux auteur.es de choisir une photographie d’archive qu’ils avaient pu trouver au cours de leurs activités de recherche. Notre demande ensuite était méthodologique : ne jamais trop s’éloigner de l’image elle-même dans un discours général qui oublierait cette photographie mais de rester toujours en contact avec elle au cours de leur analyse. Il s’agissait ainsi de faire de l’image non un simple prétexte pour évoquer tel ou tel sujet mais bien de faire de l’image une source centrale de l’écriture de cette histoire.
Le résultat est extrêmement convaincant et nous montre qu’il est possible de faire une histoire par l’image en général, et en particulier pour la guerre d’Algérie. Nous entrons par la photographie dans des vies ordinaires, algériennes et françaises, qui sont bouleversées par la guerre. Le regard documenté de l’historien.ne offre un nouveau cadrage en y intégrant le hors champ. Grâce à cette démarche et par la variété des thèmes abordés tout au long des 20 textes-cet ouvrage est une contribution originale à l’histoire de cette guerre.
Une image manque. Laquelle ? l’histoire de cette absence est également éloquente, non ?
Marie Chominot : Vous faites allusion à la série de photographies documentant une séance d’interrogatoire puis de torture, brillamment commentée par Raphaëlle Branche, mais dont n’avons pu proposer les visuels aux lecteurs dans cet ouvrage : à la place des reproductions qui ouvrent chacun des articles, une page blanche qui en a dérouté plus d’un. Prise par un journaliste aujourd’hui décédé, cette série, qui documente l’usage de la torture par l’armée française, appartenait à un reportage qui ne fut publié qu’en partie à l’époque. L’auteur en avait cependant déposé des tirages à la BNF (tout en conditionnant leur diffusion à une autorisation préalable, ce qui est tout à fait compréhensible vu la teneur des images), dans une démarche que l’on pourrait interpréter comme une volonté de témoigner malgré tout, de transmettre l’expérience traumatisante dont il avait été le témoin. Transmission entravée aujourd’hui.
Certaines photographies de cette série ne sont pourtant pas inédites : elles ont été publiées, présentées même dans une grande exposition consacrée à l’Algérie au musée de l’Armée en 2012 et plus récemment dans la série documentaire d’ARTE « En guerre(s) pour l’Algérie ». Pourtant, les ayants-droits ont cette fois-ci refusé de donner leur accord pour qu’elles soient reproduites, malgré le respect par l’auteure des règles fixées par ces derniers : soumettre son texte à leur relecture et y apporter des modifications, ne pas révéler l’identité du photographe, apposer un bandeau noir sur les yeux de tous les protagonistes afin qu’ils ne soient pas reconnaissables. Nous avons fait le choix de conserver le texte même privé de ses images et d’expliciter cet « accident de parcours », qui illustre les difficultés parfois rencontrées par les chercheurs pour accéder aux sources et pose la question, toujours centrale quand on travaille sur le matériau photographique, du droit d’auteur et du droit à l’image des personnes représentées.
Nous ne connaîtrons jamais les motivations des ayant-droits. Cependant, de manière plus générale, nous historiens et historiennes sommes aujourd’hui confrontés à de plus grandes difficultés d’accès aux sources que par le passé, qui sont pour moi le signe évident d’un retour en arrière, d’une très forte crispation de la société sur ces questions de la violence coloniale et des crimes de l’armée française, reflétant les polarisations et radicalisations idéologiques à l’oeuvre et le recul des connaissances et des analyses dépassionnées.
Quel rôle a l’image dans l’histoire ? Pourquoi ce choix d’une histoire en photographie ?
En effet, et je crois que c’est là l’une des pistes que cet ouvrage a souhaité mettre en lumière, de plus en plus de chercheur.se.s s’emparent de la photographie non plus seulement comme une illustration de leur propos, mais comme une source à part entière, à croiser avec les autres sources disponibles (archives papier, archives orales, archives filmiques, objets, oeuvres d’art…) : à la fois pour enrichir l’analyse de certains faits ou phénomènes mais également parce que l’image (ici photographique, mais on peut élargir le propos au film) peut et doit être appréhendée comme un objet d’histoire à part entière, à travers notamment toute la gamme de ses usages, contemporains de sa production ou postérieurs, certaines images connaissant parfois plusieurs cycles de circulations et de ré-emplois jusqu’à nos jours.
Actrices de l’histoire, ces images forgent également des représentations qui peuvent être étudiées en tant que telles et qui participent autant de l’histoire culturelle que du champ des enjeux de mémoire.
L’Algérie et la France, une histoire douloureuse mais aussi très politique. Un épisode récent d’un journaliste mis en retrait pour avoir parlé des massacres et de colonisation rappelle la difficulté d’évoquer la guerre et cette période. Quelle place pour les historiens dans ce débat ? Les historiens peuvent-ils apporter un regard scientifique, des faits, des connaissances dans le débat politique ?
S.L : Les historien.nes ont déjà joué un rôle majeur sur la mise en récit de la guerre d’Algérie qui est traversée par des débats depuis des décennies-pensons à l’apport de la thèse de Raphaëlle Branche sur la torture soutenue en 2000 alors que les débats sur ce sujet étaient très vifs dans la société. Cette guerre est mobilisée comme un sujet de clivage politique national, voire électoraliste, insérée dans des débats sur l’identité nationale, l’immigration, plus récemment sur le décolonial. L’histoire de cette guerre – et plus largement de la période coloniale – est enfermée dans des positionnements simplistes (pour ou contre la repentance, pour ou contre le wokisme) qui font obstacle à sa transmission dans la société.
C’est un sujet très présent dans les médias mais son traitement médiatique par la controverse brouille davantage qu’il n’éclaire. Le dernier cas que vous citez en est une illustration supplémentaire : les violences de la conquête coloniale de l’Algérie au 19e siècle ont été étudiées (Colette Zytnicki, récemment Alain Ruscio). Il s’agit de solliciter les historien.nes pour restituer les faits de manière dépassionnée et les sortir de lectures politiques et idéologiques. Quant à la commission binationale des historiens franco-algériens suite au « rapport Stora », elle est bloquée car dépendante des relations diplomatiques franco-algériennes ce qui tend de nouveau à politiser ces questions historiques.
L’enseignement de cette histoire a en tout cas progressé et il faut s’en réjouir : à bas bruit, loin des polémiques et des projecteurs médiatiques, les enseignants transmettent à leurs élèves l’histoire coloniale et la guerre d’Algérie à partir des travaux des historien.nes.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
Algérie, la guerre prise de vues. Sous la direction de Marie Chominot et Sébastien Ledoux. CNRS éditions, 2024
