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La littérature de jeunesse est méconnue, voire dépréciée : les professeurs de lettres l’ont peu rencontrée durant leurs études, les programmes scolaires lui accordent une place secondaire, la présidente de la Maison des écrivains refusait en 2008 de la considérer comme de la littérature à part entière… Pourtant la littérature de jeunesse est particulièrement vivante : elle séduit de nombreux adolescents, constitue un riche secteur éditorial, forme pour tous les enseignants qui s’en emparent un moyen privilégié de ressusciter à l’Ecole la passion de lire… Christian Chelebourg, professeur à l’université de Lorraine, vient de publier un ouvrage étudiant ces « fictions de jeunesse », depuis Jules Verne jusqu’à Harry Potter : on y découvre que la littérature de jeunesse, sur la relation des jeunes à la littérature, a bien des choses à nous apprendre…

Le succès de la littérature de jeunesse témoigne incontestablement d’une forte demande de fiction chez les adolescents. La magie du livre pour l’adolescent, c’est selon la formule de Paul Ricoeur son pouvoir de « reconfiguration de soi » : la fiction conduit par un processus d’identification à se découvrir soi-même et à élaborer sa singularité. Christian Chelebourg analyse ainsi les riches modalités et enjeux de la « feintise » comme vecteur de connaissance, comme « outil cognitif ». Dans cette lecture perçue comme construction identitaire, l’aventure paraît par exemple essentielle comme « confrontation concrète avec la mort ». Dans la littérature de jeunesse se déploie alors « un jeu de stéréotypie qui vaut pour pacte d’écriture ». On y explore des divisions structurantes : enfants et adultes, filles et garçons, hommes et bêtes. Des schémas fondamentaux d’introduction dans l’aventure sont étudiés par l’auteur, par exemple « le dispositif du lapin blanc » dont le modèle est à trouver chez Lewis Carroll : alors qu’un enfant est censé ne jamais accepter les sollicitations d’un inconnu, le personnage accepte initialement de suivre un guide ; le récit tout entier est alors orienté par un souci d’émancipation à l’égard des parents, il favorise par l’imagination l’apprentissage de l’autonomie.

Christian Chelebourg souligne encore l’importance de l’intertextualité et les plaisirs qu’y trouvent les jeunes lecteurs : « Du fait de leur illégitimité culturelle peut-être, les fictions destinées à la jeunesse tendent à se constituer en corpus autarcique. On pourrait dire qu’elles se rendent à elles-mêmes l’hommage que les autres leur refusent en se citant abondamment, en s’échangeant force clins d’œil. » L’intertextualité, qui joue sur la complicité du lecteur, participe à la reconnaissance et à la célébration d’un champ culturel spécifique. Elle favorise « l’euphorie du second degré » et donne le « goût des continuations » : l’œuvre est ouverte, la lecture est immédiatement vécue comme possibilité d’une réécriture, qu’elle soit de parodie, de prolongement ou d’hommage. Le goût des séries ou le phénomène des fanfictions (par lesquelles les lecteurs s’emparent des héros pour enrichir leurs aventures et se glisser dans les plis de l’œuvre) montrent combien on aboutit à une « autonomisation des personnages », ce qui les rend d’autant plus proches et « plus efficaces en matière de reconfiguration de soi », combien aussi tout livre est désormais potentiellement un livre enrichi.

« La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur », avait annoncé Barthes en 1968 : la littérature de jeunesse est le théâtre de ce sacrifice. La figure de l’écrivain est quelque peu désacralisée : il s’agit d’inventer une relation de proximité entre auteur et récepteurs, ce dont témoigne le succès des pages Facebook de ceux qui acceptent de jouer ce jeu d’échanges. Les romans eux-mêmes intègrent la présence du « lecteur implicite », autrement dit de « l’instance qui incorpore l’ensemble des orientations internes du texte de fiction pour que ce dernier soit tout simplement reçu » (Wolfgang Iser). Surtout « la satisfaction des ambitions de l’auteur passe par l’effacement de son autorité au bénéfice de l’imagination du lecteur » : à travers les fanfictions, le lecteur se plaît à écrire « ce que l’œuvre originale ne donne pas, ou pas assez », à « améliorer les œuvres ratées » conformément au souhait qu’avait formulé Pierre Bayard. Cette démarche participative, souligne Christian Chelebourg, est aussi caractéristique de la culture internet : l’auteur de fictions de jeunesse est aujourd’hui sommé de rendre des comptes à un public constitué en « communauté interprétative » (Stanley Fish). D’ailleurs, pour exister, l’auteur est amené à devenir un personnage de la fiction ! La désacralisation de l’auteur aboutit même dans ces romans à une resacralisation de la lecture : « La lecture, telle que la pensent les auteurs de jeunesse, donne aux lettres et aux mots une mystérieuse concrétude. C’est pourquoi elle a tout d’un rituel capable de métamorphoser son contexte. Le lecteur est un mage, ou plutôt il est celui par qui la magie de l’écriture se réalise. »

Ce que l’ouvrage de Christian Chelebourg finalement éclaire, c’est, tout autant que la littérature de jeunesse, la pratique de la littérature par la jeunesse, ou encore les conditions par lesquelles la littérature parle aux jeunes. Sans doute y a-t-il d’ailleurs là comme un retour de ce que le surmoi, littéraire et scolaire, tend à refouler. Ce qui institutionnellement déplaît dans la littérature de jeunesse, ce qui est suspect, c’est peut-être moins sa valeur intrinsèque (il est des fictions de jeunesse bien plus belles que certains romans dits adultes) que ce qui la nourrit : l’identification, l’illusion réaliste, l’aventure, le récit initiatique, le merveilleux, l’histoire, les personnages, l’image…, tout ce contre quoi la Littérature dite majeure a tenté de se constituer, affichant mépris (la critique du bovarysme) ou soupçon (le « nouveau roman ».) « La littérature de jeunesse, insiste Christian Chelebourg, fait figure de refuge de l’imagination aventureuse dans un contexte littéraire marqué par le procès de la narrativité comme de la représentation ». « La recherche de l’immersion fictionnelle, ajoute-t-il, avec ce qu’elle comporte de participation aux univers proposés, est l’exact contraire des valeurs de distance et de retenue qui prévalent dans la sphère légitimée. »

Et s’il fallait accepter de réhabiliter un peu ce rapport à l’œuvre pour ressusciter chez nos élèves le plaisir de la littérature ? Et si l’identification, l’intertextualité, l’interactivité … constituaient des pistes pédagogiques pour retrouver à l’école aussi la passion de lire ? Ce que l’ouvrage de Christian Chelebourg nous enseigne, c’est qu’il ne s’agit pas d’opposer littérature de jeunesse et littérature patrimoniale, mais de réinventer à la lumière de celle-là les usages scolaires de celle-ci. Autrement dit, de renoncer moins à un corpus qu’à une posture (l’« aristocratisme ascétique des professeurs » selon les mots de Bourdieu) pour que toute la littérature, à l’Ecole, devienne de jeunesse.

Jean-Michel Le Baut

Présentation de l’ouvrage en ligne :

Christian Chelebourg dans « Rue des Ecoles » sur France-Culture :