Qu’est-ce qu’une balade sociologique ? Lors des Rencontres internationales des classes dehors, Céline Cael et Laurent Reynaud expliquent cette pratique. « La balade sociologique n’est qu’une manière parmi d’autres de faire classe dehors, et de s’évader de la salle de classe », expliquent-ils au Café pédagogique. « Faire classe dehors permet à la fois de faire face à la frustration tout en cultivant l’appétence pour l’envie de savoir ».
Vous animez tous les deux une balade sociologique aux Rencontres Internationales de la classe dehors à Marseille. De quoi s’agit-il ?
Faire une balade sociologique, c’est mettre les lunettes d’un sociologue pour observer le milieu autour de nous : ses bâtiments, ses trottoirs, ses habitants… Quand on participe à ces balades, on comprend mieux la définition du terme “sociologie”; une science qui étudie l’organisation d’une société, ses disparités entre différents groupes sociaux (femmes, hommes, riches, pauvres). Très souvent on l’aborde en classe en lisant des publications scientifiques ou des statistiques mais rarement en levant les yeux autour de nous. Pierre Bourdieu disait “la sociologie est un sport de combat” pour signifier que si nous ne comprenons pas les inégalités d’une société, par méconnaissance ou indifférence, nous ne pouvons pas les surmonter et nous en extraire. Faire une balade sociologique, c’est sortir des classes (dans les deux sens du terme) pour lutter contre toutes les formes d’enfermement. La balade sociologique n’est qu’une manière parmi d’autres de faire classe dehors, et de s’évader de la salle de classe.
Quels autres cours peuvent être faits en extérieur ?
A l’heure actuelle, nous expérimentons diverses pratiques : la réalisation d’un potager avec les élèves pour traiter le programme de seconde en SVT sur les agrosystèmes, une sortie d’exploration pour aborder la biodiversité avec les élèves, des dissertations à plusieurs mains en extérieur, etc.
Ovide Decroly disait : “ la classe c’est quand il pleut”. Il a sans doute raison car on peut apprendre beaucoup de notions des programmes en allant dehors. Néanmoins, il ne s’agit pas simplement de faire dans la nature mais bien avec la nature pour que la classe dehors ait du sens. Par exemple, l’objectif de la dissertation en extérieur n’est pas juste d’aller écrire dehors mais bien d’observer concrètement et de ressentir ce que les élèves sont invités à écrire. Aller dehors pour faire cours demande donc des adaptations et une inventivité pédagogique pour utiliser le milieu afin de traiter les programmes.
Nous nuançons aussi la citation de Decroly car pour nous il n’y a pas la classe dehors au lieu de la salle de classe, les deux sont complémentaires. Il s’agit donc d’organiser des va et vient réguliers. Par exemple, lors d’une balade sociologique, les élèves font des observations et formulent des hypothèses à partir de celles-ci. De retour en classe, ils peuvent confronter leurs déductions à des données plus larges pour évaluer la robustesse et la pertinence de leur généralisations.
Enfin, pour nous il est important de ne pas confondre “dehors” et “nature”, du moins la nature fantasmée en vert. Cette vigilance semble nécessaire pour ne pas verser dans l’idéologie d’une reconnexion à la nature dépourvue d’humanité. Et puis concrètement, aux alentours de notre lycée il y a du béton et des parcs aménagés. Alors pour nous, la classe extérieure s’apparente davantage à l’étude du milieu pratiquée notamment par Elise et Célestin Freinet. Il s’agit de reconnecter au quotidien et aux humains.
Pourquoi vouloir placer certains de vos cours à l’extérieur de l’espace clos de la salle de classe ?
Beaucoup de monde nous pose cette question du “pourquoi aller dehors?. Et si on la renversait ? : “pourquoi rester dedans ?”. Cette pirouette du renversement n’entend pas occulter la question, nous y venons, mais elle a le mérite de réinterroger l’évidence installée et de ne pas toujours demander à celles et ceux qui expérimentent davantage que ce qu’on demande à celles et ceux qui ne s’y essayent pas.
On a tendance à vouloir rapprocher les connaissances de l’extérieur vers l’intérieur de la classe avec des images, des documents… Pourquoi ne pas faire le chemin inverse ? Faire avec le dehors c’est faire avec le local. Par exemple, on abordera la biodiversité non pas en pensant à la forêt tropicale mais sur le chemin de l’école ; on ne traite pas uniquement les inégalités sociales en lisant des textes ou les graphiques de l’INSEE mais également dans les rues aux abords du lycée ou dans le quartier voisin. Il s’agit donc de rapprocher les savoir académiques du quotidien des élèves pour renforcer l’intérêt et l’engagement, car ce qui est proche est aussi à portée de main pour agir.
Faire classe dehors, c’est ainsi intégrer les apprentissages au cœur d’un objectif citoyen. D’une part, on observe le concret du dehors et on l’objective avec des données plus larges, on n’en tire pas des conclusions hâtives. D’autre part, positionner les apprentissages à l’extérieur propose une implication dans la “vie de la cité”, la réelle définition du mot “politique”.
Ensuite, l’expérience du dehors permet aussi d’apprendre ce qu’on prend bien souvent comme acquis : la curiosité et la patience. Pas facile d’attendre qu’un passant accepte de prendre du temps pour répondre à une interview. Il en faut des jours à observer chaque matin une fleur de pissenlit pour la voir se transformer en fruit. Le réel résiste à l’impatience et à l’emprise. Nous postulons ici que faire classe dehors permet à la fois de faire face à la frustration tout en cultivant l’appétence pour l’envie de savoir : à force d’attendre on veut finir par y arriver et comprendre… En classe, il suffit d’attendre la sonnerie pour s’évader.
Est-ce que les élèves apprennent à l’extérieur ? Comment être sûr.e que ce n’est pas une perte de temps dans des programmes déjà chargés ?
Là encore on peut jouer à renverser la question : “est-ce que les élèves apprennent à l’intérieur ?”. En réalité, cette question est inhérente à toutes démarches pédagogiques qu’elle soit qualifiée de “traditionnelle” ou d’”innovante”, qu’elle se fasse dedans ou dehors. Ce doute quant au fait que les élèves n’apprennent pas dehors révèle peut-être d’une tendance à penser que ce qui ne situe pas dans l’abstraction est un sous-apprentissage ; or relier le concret, le manuel aux apprentissages abstraits est sans doute encore plus ambitieux, d’ailleurs cela met souvent en difficulté les bons élèves.
Pour essayer de garantir le fait d’apprendre et ainsi de ne pas perdre du temps dans les programmes, nous ponctuons systématiquement les pratiques de classe dehors par des temps de métacognition pour demander aux élèves d’expliciter par eux-même ce qu’ils ont appris. Parfois, en effet, on est déçu car ils retiennent plus la forme que le fond, parfois au contraire on est surpris. C’est aussi cela la pédagogie du dehors : assumer l’imperfection et l’inattendu.
Vous évoquez l’inattendu, justement en tant qu’enseignant comment on se prépare à faire classe dehors ?
On se prépare à l’improvisation contrôlée. L’oxymore n’est pas si métaphorique qu’il y paraît. On prépare des supports et des consignes claires pour que les élèves soient le plus possible en autonomie, pas facile de s’égosiller à hurler les consignes dehors ! Mais le milieu est par essence imprévisible, tout comme ce que les élèves vont y faire. Les anecdotes sont nombreuses : des élèves mesurent la largeur des trottoirs des différents arrondissement de Paris pour comparer le niveau de vie moyen, d’autres arrêtent une voiture de police pour leur demander où ils peuvent trouver des coquelicots, l’enseignante leur dit de se concentrer sur l’architecture du 16e arrondissement et ils remarquent les races de chiens…
Nous avons de plus en plus tendance à penser que les meilleures observations sont celles que les enseignants n’ont pas prévues, car elles reflètent la perception des élèves et non la sienne. La préparation des consignes, des activités et des parcours n’évite pas les contournements et c’est heureux car progressivement la posture professionnelle évolue vers un lâcher prise efficace, et vers un changement de regard sur les élèves qui deviennent des personnes, des interlocuteurs valables. Or, la posture c’est ce qui pérennise l’action du pédagogue bien au-delà des modes pédagogiques et des injonctions institutionnelles.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
