« Ce n’est pas la pédagogie qui est mise à mal, c’est d’abord l’organisation enseignante et son autorité. Il va falloir repenser les rôles, les tâches, les activités, alors la pédagogie saura accompagner et donner sa juste place au numérique » écrit Bruno Devauchelle. 40 ans de numérique éducatif ou plutôt du « numérique dans l’enseignement », alors ? interroge-t-il dans sa chronique. Petit regard dans le rétroviseur et analyses. Pour lui, « il n’y a pas de « pédagogie numérique », mais une pédagogie dans un contexte numérisé » : « l’IA se généralisant, il faut se ressaisir ! »
En 1985, le plan « Informatique Pour Tous » prétendait amener la population à mesurer l’importance de l’informatique dans la société qui advenait. On le sait désormais, cette idée a été confortée au cours des années. Alors qu’en 2025 l’école s’interroge face à la généralisation des utilisations de l’Intelligence Artificielle (IA), on peut se demander dans quelle mesure les actions menées depuis le début des années 1980 ont été réellement efficaces.
Les pratiques effectives de l’informatique et du numérique dans les classes, hormis les enseignements spécifiques, restent anecdotiques dans le primaire, occasionnelles dans le secondaire. Plusieurs raisons semblent pouvoir être invoquées. La première est celle de l’équipement des établissements scolaires : les enquêtes le confirment, l’accès à des moyens informatiques pendant l’enseignement reste d’abord « occasionnel ». La deuxième est la manière dont est conçu l’enseignement scolaire : centré sur des apprentissages dits fondamentaux et sur une organisation très cloisonnée en disciplines. La troisième est l’acculturation des personnels enseignants à l’informatique et au numérique. Les niveaux de compétences des enseignants dans le domaine numérique ont certes évolué, mais elles restent très restreintes au regard de ce que le numérique et l’IA font à la société, au travail, à l’économie. La quatrième est la culture de la méfiance à l’égard du progrès technique, surtout lorsqu’il est dominé par des puissances lointaines (USA, Chine etc.) : on commence par les critiques, les dangers, une demande de cadrage fort avant même de comprendre ce que sont ces évolutions.
Changements pédagogiques et numérique
Il faut bien reconnaître que l’entrée par la pédagogie et l’idée même qu’elle pourrait évoluer grâce à l’informatique est un échec total. Certains zélateurs ont tôt fait de tenter de vendre un parallèle entre vitesse de développement technique et évolution de l’enseignement. On trouve de trop nombreux propos qui vont dans ce sens. La réalité est toute autre.
Pour l’enseignement primaire, les formes d’enseignement ont évolué surtout par la démocratisation des idées des innovations anciennes, certaines datant même du début du 20è siècle (Adolphe Ferrière, « l’école active » 1920). Pour l’enseignement secondaire général, la difficulté a été d’associer compétences des enseignants et organisation scolaire. La manière dont les établissements scolaires ont limité, voire bloqué la mise en place du B2i a confirmé la mise à l’écart de l’informatique scolaire.
Quant aux pratiques dites pédagogiques de l’informatique et du numérique elles se sont principalement limitées à certaines disciplines particulièrement concernées. Cela est encore plus vrai dans l’enseignement professionnel, technique et agricole directement concerné par les contenus enseignés et la place de l’informatique dans les métiers préparés. L’observation plus précise des pratiques en classe met en évidence le fait que les pédagogies qui utilisent le plus le numérique au quotidien sont des « pédagogies de l’engagement » individuel et collectif des élèves. Il n’y a pas de « pédagogie numérique », mais une pédagogie dans un contexte numérisé.
L’IA se généralisant, il faut se ressaisir !
L’IA générative bouscule le monde scolaire ! Il suffit d’entendre les demandes de présentation, d’intervention, de formation, d’accompagnement des enseignants, formateurs et cadres de l’éducation pour le constater. Le premier mouvement que l’on perçoit est celui du « j’aimerais savoir pour contrôler ». L’impression que l’on ressent à écouter les équipes, c’est que le risque qui pèse est celui d’une dépossession de certaines fonctions de l’enseignant. Le responsable de la société Duolingo n’a pas pris de gant avec l’école en déclarant que l’IA pourrait remplacer un grand nombre de tâches faites par l’école, l’enseignement se résumant alors davantage à un encadrement qu’à des apprentissages…
On le ressent, fortement, il y a une convergence de représentations : d’un côté ceux qui vantent le rôle de l’IA, de l’autre ceux qui le craignent, mais les deux envisagent bien cette possibilité de substitution. L’argumentaire déployé par la société Ed qui propose l’aide à la correction automatique avec l’IA est éloquent à ce sujet.
Nous avons eu l’occasion de le tester auprès d’enseignants lors de nos formations : le dogme de la correction laborieuse de copies manuscrites (à la main et parfois en dernière minute) serait en voie d’être « éradiqué » et remplacé par l’IA. L’accueil des enseignants à cette possibilité révèle qu’ils sont particulièrement intéressés. Ceci ne constitue que l’un des aspects, le plus emblématique, de l’intégration de l’IA dans l’enseignement.
D’autres éléments de questionnement émergent : rédaction de documents, analyse de supports, tâches de synthèse, traduction, transcription, études statistiques… Ce n’est pas la pédagogie qui est mise à mal, c’est d’abord l’organisation enseignante et son autorité. Il va falloir repenser les rôles, les tâches, les activités, alors la pédagogie saura accompagner et donner sa juste place au numérique.
Parlons plutôt de numérique dans l’enseignement
Le numérique éducatif est une expression fourre-tout. Il faut plutôt parler de la mise en œuvre du numérique en éducation. Il faut distinguer plus précisément les différentes formes qui peuvent exister, une analyse des contextes et des situations le permet. Ce qui a manqué à l’école c’est une vision globale et partagée des visées sous-jacentes à l’informatisation de l’enseignement.
Dans son récent rapport l’OCDE a rappelé l’évidence du « déjà-là » et la recherche essentielle d’un équilibre entre bénéfices et maléfices. Sans se voiler la face sur les dangers, cette analyse dépasse les clivages traditionnels et surtout les craintes a priori du monde de l’enseignement. Pour cela il est nécessaire de sortir du mythe de la transformation pédagogique par l’usage du numérique : « Le numérique au service de l’innovation pédagogique et de l’égalité des chances » ainsi est intitulée la conférence du premier ministre de l’époque () alors que deux années plus tard, le ministre de l’éducation de 2023 était beaucoup plus mesuré et prudent dans son discours dans le même lieu.
Un cadre d’usage, pour quoi faire ? pour rassurer !!!
Si l’IA pose si rapidement question c’est donc qu’elle a pris une place jamais vue dans le rapport au savoir. C’est pourquoi la DNE a initié, via CREIA, une communauté de professionnels de l’enseignement pour réfléchir sur la place de l’IA dans le monde scolaire, communauté qui a été consultée en janvier 2025 sur un projet de cadre d’usage de l’IA.
Il semble bien que ce « cadre d’usage » de l’IA en éducation soit encore en devenir. Initialement prévu au printemps, ce document soumis aux différentes instances (syndicales et autres) est encore en gestation… D’ailleurs certains syndicats déplorent à la lecture du projet l’absence de vision globale et rappellent la liberté pédagogique d’utilisation des « outils », comme l’IA qui ne peut être imposée à tous. On retrouve ici la même rhétorique que jadis autour du B2i… les inquiétudes d’aujourd’hui prenant le pas sur la défiance d’alors.
La fin de l’évidence pédagogique, le début de l’évidence sociale
Si pour nombre d’entre nous, il a longtemps semblé évident que la pédagogie avait à faire avec le numérique, il n’en est plus de même aujourd’hui. La correspondance scolaire, les journaux de classe, les classes ateliers, les projets de production, sont, parmi d’autres, des pratiques pédagogiques (anciennes) qui ont su mettre à profit les possibilités offertes par la technologie. On se rappelle ici les levers de bouclier contre Wikipédia et autres encyclopédies numériques. Les craintes soulevées alors ont été confirmées avec la généralisation d’Internet au début des années 2000. Il aura fallu le smartphone, la crise sanitaire de 2020 et l’IA générative pour apercevoir réellement la transformation sociale liée au numérique.
Sans ignorer les risques de dérives de toutes sortes liées à l’IA, le monde scolaire ne peut rester à l’écart. Le souhait de retour à « la normale » après la crise sanitaire de 2020 est général dans le monde enseignant, il s’agit de garder le numérique à bonne distance. A moins que, comme le note le rapport de l’observatoire des inégalités sur l’école paru ce 3 juin, l’on ne constate encore une fois que le système scolaire est inégalitaire et au service des plus favorisés, même à propos du numérique. L’école est-elle reproductrice d’un système social existant ? L’arrivée de l’IA dans l’espace social, à l’instar de la généralisation du numérique, peut être encore une fois un renforcement des inégalités, à moins que chaque éducateur prenne conscience de l’enjeu réel que constituerait une absence de prise en compte de l’IA dans le monde scolaire avec toutes ses conséquences…
Bruno Devauchelle
