« Ce qui m’intéresse, c’est de travailler à un récit qui ne soit ni fermé, ni univoque ni monologique, ni moral comme l’était le roman national, mais choral, plurivoque et polyphonique, un peu plus ouvert et incertain aussi. C’est non seulement plus juste, mais aussi, je crois, bien plus émancipateur, plus étonnant et passionnant » explique l’historien Guillaume Mazeau, spécialiste de la Révolution française. Le maitre de conférence est l’auteur d’une BD documentaire, illustrée par Mathieu Dunhill et Jean-Paul Krassinsky qui vient d’être publiée aux éditions La Découverte.
Des clins d’œil à l’actualité, à nos cours d’histoire ou leur souvenir, à la culture populaire. Le volume de l’histoire dessinée consacrée à la Révolution est riche et documenté, liant documentaire et plaisir de lire. La diversité et l’opposition des regard notamment ceux de Charlotte Corday et de Jean-Paul Marat propose une lecture stimulante et fait appel à la réflexion sur ce qu’est l’Histoire. Le Café pédagogique pose quelques questions à Guillaume Mazeau sur l’Histoire, la Révolution française, son héritage.
Une BD riche sur la Révolution, pourquoi ce thème ? et à qui elle s’adresse ?
Pourquoi la Révolution française ? Parce qu’elle garde une place très spéciale dans l’histoire de France. Tout le monde, ou presque, a sa vision de l’événement, qui continue de produire un imaginaire foisonnant. « La Révolution de 89 », la « Terreur », la guillotine, Marie-Antoinette, les sans-culottes, la Bastille, la « DDHC » et le bonnet rouge font partie du patrimoine et presque d’un folklore collectif. Ce phénomène n’est pas seulement franco-français : la Révolution française est l’un des rares événements de l’histoire de France à être aussi connu dans le monde entier, jusqu’à incarner l’identité française.
Ce sont évidemment là des stéréotypes, mais ils ne sont pas non plus dus au hasard : la Révolution a été, à la fin du XVIIIe siècle, une déflagration, un tournant absolument majeur de l’histoire pour beaucoup de contemporains de la planète, d’où la volonté de Sylvain Venayre, le directeur de la collection Histoire dessinée de la France, de lui dédier un album. Le choix contraire aurait été étonnant. Comme les autres albums de la collection, Notre Révolution s’adresse avant tout à des lycéens (et pourquoi pas à des collégiens passionnés), des étudiants ou à des amateurs d’histoire qui ont déjà quelques notions.
La BD s’ouvre sur une image étonnante, non sur la place de la Bastille mais en Haïti. Pouvez-vous expliquer pourquoi ? La Révolution française de 1789, comme on ne nous l’a peut-être pas racontée ou enseignée, c’est un peu ce qui dégage de cette lecture. Qu’en pensez-vous ?
De Paris à Haïti : ce décentrement est d’abord une manière de surprendre les lecteurs. Dans mon travail, une de mes préoccupations est de renouveler les récits que l’on s’attend à lire de cet événement si confortablement installé dans les imaginaires que son histoire est devenue un peu fatiguée. Or depuis une cinquantaine d’années au moins, de nombreuses historiennes et historiens ont posé de nouvelles questions, légué de nouveaux matériaux, qu’il est temps de rassembler pour proposer un nouveau récit choral et incertain. La dimension impériale et coloniale est un des ingrédients de cette nouvelle histoire, une histoire assurément moins reconnaissable, beaucoup moins homogène et lisible qu’avant, mais, je pense, plus conforme à l’événement.
La Révolution, c’est le saut dans l’inconnu, c’est le foisonnement et la succession des événements les plus illisibles. C’est cette dimension, réellement vécue par les contemporains, que j’ai voulu traduire dans cette course folle de Jean-Paul Marat, Charlotte Corday et d’une jeune secouriste à travers l’espace et le temps. J’ai voulu commencer à Haïti pour dire dès le départ : cette histoire est différente de celle que vous imaginez. Et puis il fallait bien trouver un fil entre le présent et le passé, or parmi les passés de la Révolution qui tapent à notre porte, les héritages coloniaux s’imposent : je pense en particulier aux débats sur le dédommagement de la dette haïtienne, exigée par la France en 1825 en échange de la reconnaissance officielle de l’indépendance d’Haïti.
Je me suis donc inspiré d’une vraie anecdote : en 2010, l’historienne Julia Gaffield, alors doctorante, « redécouvrit » l’imprimé original de la Déclaration d’Indépendance haïtienne dans les archives britanniques. Le passé colonial refaisait surface, et questionnait le roman national de 1789 : dans cette archive, les révolutionnaires haïtiens qualifient les Français de « barbares », renversant les discours coloniaux, prenant donc à contrepied ce que le roman national a longtemps raconté. La réalité était plus forte que la fiction. C’était un excellent point de départ. J’ai simplement transposé les choses en imaginant qu’une jeune secouriste française d’origine haïtienne sauvait l’archive des décombres du tremblement de terre d’Haïti la même année, en 2010, et qu’elle se lançait dans une quête, à la fois historique, et généalogique. L’histoire pouvait commencer, loin des lieux habituellement associés à la Révolution française, et pourtant si connectés à elle.
Du dialogue et des regards opposés, est-ce à dire qu’« un » récit de l’Histoire est impossible ?
Non pas du tout, et cette bande dessinée en est la preuve matérielle, car elle ne fait pas que de « déconstruire » des stéréotypes et des idées reçues, mais elle propose bien un récit de la Révolution en 109 pages. Pourtant ce récit ne peut plus être fait comme avant si l’on espère transmettre l’histoire dans son foisonnement et sa diversité, au-delà de ses figures les plus visibles, et, aussi, si l’on veut éviter que l’histoire se présente sous la forme d’un message, ou d’un point de vue surplombant administré par l’historien qui ne laisserait pas ses lectrices et lecteurs assez libres de se forger une opinion sur le passé, et sur le livre qu’ils sont en train de lire.
En somme ce qui m’intéresse, c’est de travailler à un récit qui ne soit ni fermé, ni univoque ni monologique, ni moral comme l’était le roman national, mais choral, plurivoque et polyphonique, un peu plus ouvert et incertain aussi. C’est non seulement plus juste, mais aussi, je crois, bien plus émancipateur, plus étonnant et passionnant. Un récit dont la cohérence vient justement de sa structure fragmentaire, qui échappe parfois à la compréhension immédiate, un peu comme un puzzle dont le sens n’émerge que lorsque toutes les pièces, qui n’offrent qu’un aperçu à chaque fois limité de la réalité et même parfois contradictoire avec les pièces déjà assemblées, sont réunies.
Sauf que comme le suggèrent les deux dernières planches, ce puzzle n’est, comme l’histoire, jamais vraiment achevé : après avoir traversé la Révolution française et ses interprétations opposées, la secouriste se réveille, à la fois riche de ce voyage, et interdite tant elle ne sait plus quoi en penser.
« Notre » Révolution, et non pas la Révolution française, pourquoi ?
Parce que je voulais justement questionner ce « Nous » : toujours posé comme une évidence ou comme une injonction, un peu comme le « vivre ensemble », voire comme le résultat de l’histoire commune ou comme l’objectif de son enseignement et de sa transmission, ce « nous » n’est en réalité non seulement jamais défini, mais posé comme l’expression d’un consensus hérité de la Révolution, sans être vraiment confronté à ce que fut, en réalité, l’expérience collective de celle-ci : une expérience à la fois faite d’unions et de désunions, de joies de faire peuple et de peurs de l’autre. En somme, ce « Nous », notamment affirmé lors des commémorations, dans les usages patrimoniaux ou civiques de la Révolution française, porte en lui tous les stigmates des angles morts de l’universalisme républicain : un universalisme trop ignorant des diversités et des minorités. Or cet écueil se présente aux révolutionnaires dès le début !
Tout en affichant ce « Nous » dans le titre, je m’attache, tout au long de l’histoire, à démontrer que ce « Nous » existe bien : la Révolution a littéralement recomposé des liens sur des bases nouvelles, en particulier plus fraternelles et égalitaires après avoir décousu l’ordre de l’Ancien Régime. Mais je suggère aussi que ce « Nous » n’a rien d’un bloc homogène : il est un matériau composite, dont les individus et les groupes ne tiennent ensemble que par leur assemblage volontaire, lui-même conditionné par leur degré d’intégration. De fait, ni les nobles, ni les libres de couleur, ni les paysans n’ont partagé la même expérience entre 1789 et 1799, tout en traversant le même événement, et en subissant diverses avanies. C’est cela aussi, la Révolution : un moment d’union et d’émancipation collective qui laisse de côté certains des membres de la cité, et qui crée de nouveaux exclus. En cela, elle nous laisse un précieux héritage. Précieux, mais tout sauf simple.
Pourquoi une deuxième partie plus théorique ?
Cela fait partie de la ligne éditoriale : les albums sont à chaque fois accompagnés d’un « cahier » organisé en chapitres, dans lesquels l’historien ou l’historienne tente d’exposer, dans un langage simple, les nouvelles manières dont on peut comprendre l’événement. D’où, dans cet album, des parties consacrées aux échelles ou aux temporalités de la Révolution, aux minorités aussi, au genre, aux contradictions de l’universalisme, ce qui n’empêche pas de revenir sur des aspects plus classiques qui font aujourd’hui l’objet de renouvellements comme la condition paysanne, le fait religieux ou la Contre-Révolution.
Quel héritage de la Révolution ?
Un peu comme pour celui des Lumières, dont Antoine Lilti questionne l’évidence (L’héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, 2019), mais d’une manière différente, tant les interprétations et mémoires de la Révolution française sont polarisées et chargées d’émotions, l’héritage de la Révolution doit être repensé avec distance et complexité. Il est temps de le réexaminer en dehors des catégories politiques et morales (est-ce bien ? mal ?), en dehors des bilans (la Révolution a-t-elle réussi ? échoué ?) ou des loyautés héritées, et de tenter un récit moins clair, assurément plus brumeux, mais qui pense l’événement dans sa diversité et ses contradictions.
Il en va, sur ce point, de son héritage comme de son histoire : la Révolution française est évidemment un moment très important de l’émancipation humaine, comme en attestent la postérité de la Déclaration des droits de l’homme (26 août 1789), ou de l’abolition de l’esclavage (4 février 1794) mais elle a également légué un certain nombre de problèmes (le recours à l’état d’exception, l’universalisme limité, le rapport contrarié à l’Eglise et même à la religion, etc…) que nous continuons à travailler, à affronter ensemble. En pointant les « ambivalences », il ne s’agit ni d’écrire une histoire qui coulerait comme un filet d’eau tiède, ni de proposer un « en même temps » faussement consensuel, mais au contraire, de fabriquer un récit vivant, tiraillé, structuré par les conflits, les oppositions et les combats qui ont profondément défini la Révolution elle-même, ainsi que ses héritages. Un récit qui, en somme, n’évacue pas sa nature politique, mais qui en fait sa substance même. C’est, en tout cas, ce que j’ai voulu traduire dans cette histoire.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
« Notre Révolution, de l’Ancien Régime à la Première République » Editions La Découverte, 2025.
