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Par François Jarraud

Le sociologue Pierre Merle, professeur à l’IUFM de Bretagne, publie un ouvrage sur la ségrégation scolaire qui fait le point sur un phénomène qui frappe de nombreux pays. Au regard de la situation française et de l’analyse de cas étrangers, il fait des recommandations pour que la France cesse d’être un des pays de l’OCDE où l’origine sociale est déterminante pour le destin scolaire.

Qu’est-ce qui est totalement absent des publications du ministère de l’éducation nationale ? Même des meilleures comme les études de la DEPP ? La ségrégation scolaire. Dans les 126 pages d’un ouvrage de la collection Repères (La Découverte), à travers un texte argumenté mais fluide et passionnant, Pierre Merle arrive à faire un point précis sur un phénomène majeur des problématiques scolaires de cet héritage du XXème siècle.

Existe-t-elle cette ségrégation ? En France 8% des élèves des collèges Ambition réussite sont des enfants d’enseignants et de cadres quand c’est 35% des élèves des autres collèges. A Paris la proportion d’élèves étrangers est de 33% au collège M Dormoy du 18ème quand elle est de 1% au collège Lavoisier en centre ville. A cela s’ajoute la ségrégation académique : 33% d’élèves faibles dans les établissements de l’éducation prioritaire, 9% dans les collèges privés. En ce début de siècle, le poids des diplômes et des voies de formation pèse sur les familles et nourrit la ségrégation. Or la ségrégation abaisse le niveau scolaire des plus démunis et entraine notre système éducatif vers le bas.

Est-ce inéluctable ? Pierre Merle montre que de nombreux pays échappent à la ségrégation ou lutte efficacement contre elle. En France, le système d’éducation prioritaire stigmatise les établissements et alimente la ségrégation. Les aides officielles, dont un récent rapport de la Cour des Comptes a montré l’inanité, ne compensent pas les effets ravageurs de l’étiquette « ZEP ». Parallèlement le système éducatif a différencié l’offre éducative nourrissant vers le haut la hiérarchisation des établissements. Le phénomène s’accélère avec l’assouplissement de la carte scolaire et la multiplication des dispositifs d’orientation précoce.

Que faire ? Pierre Merle propose de lier le financement des établissements à leur mixité sociale. Une suggestion qui tombe à pic alors que la campagne électorale n’a pas vu beaucoup d’intérêt porté sur cette question.

L’ouvrage de Pierre Merle est magnifiquement documenté. On y trouvera, résumées, les principales études françaises et étrangères sur le sujet. Cette synthèse courte, riche et fluide, devrait être une lecture imposée pour nos futurs élus. A défaut, elle s’impose à nous qui aimons l’Ecole, qui souhaitons une reconstruction sociale et qui nous inquiétons sérieusement de l’avenir du pays depuis 2005. Un livre utile et indispensable.

François Jarraud

Pierre Merle, La ségrégation scolaire, La Découverte, collection Repères n°596, 126 pages, Paris, 2012.

Entretien avec Pierre Merle :  » Il faut supprimer le label Education prioritaire »

Pour Pierre Merle il est temps que les politiques agissent. La ségrégation scolaire peut être combattue en France comme elle l’est en Allemagne.

Dans votre livre vous montrez qu’il y a un cumul des ségrégations, ethnique, sociale, scolaire. C’est vraiment établi ?

Totalement. Un graphique du livre (page 18) montre que les indicateurs de ségrégation sociale et académique (c’est-à-dire selon le niveau scolaire des élèves), varient dans le même sens. Des pays comme la Finlande ont une ségrégation sociale faible et une ségrégation académique faible. A l’inverse, l’Allemagne, l’Autriche et la France ont une ségrégation académique et sociale forte. Les ségrégations académique et sociale culminent dans des pays en voie de développement tels que la Turquie et le Brésil en raison de la faiblesse des classes moyennes qui favorisent l’existence d’établissements populaire d’une part, bourgeois d’autre part.

Ca montre que la ségrégation scolaire n’est pas obligatoire ?

Exactement. C’est pourquoi le livre fait une présentation de l’école finlandaise qui constitue un modèle stimulant : faible ségrégation sociale et académique, vrai collège unique, absence de secteur privé, source d’une ségrégation sociale et académique plus forte. En Finlande, il y a aussi peu de différences d’offre scolaire entre établissements et donc peu de raisons pour les parents d’en changer. L’exemple allemand, totalement différent, est aussi intéressant. Après le choc généré par le mauvais résultat de leurs élèves révélé par Pisa 2000, la politique éducative a abouti à réduire fortement les effectifs des élèves de la Hauptschule, la filière d’apprentissage, et des classes pour enfants handicapés au profit de la Gesamtschule, proche du collège unique. Cette politique a produit de bons résultats : augmentation du niveau moyen des élèves, diminution du nombre d’élèves faibles, diminution des inégalités selon l’origine sociale. Une politique exactement contraire a été menée en France avec le développement des apprentissages et la diversification des collèges. Le résultat est édifiant : plus d’élèves faibles en France et baisse du niveau moyen depuis dix ans. L’Allemagne a suivi les conseils de l’OCDE et a progressé. La France a mené la politique « du collège pour chacun » et a régressé.

Pourtant on a un collège unique depuis 30 ans. On peut parler de son échec ?

Ce n’est pas l’échec du principe du collège unique mais de sa pratique. Ce collège n’a plus d’unique que le nom. Dans la réalité, la mesure du recrutement social des collèges permet de découvrir une différenciation sociale considérable. Je donne des exemples précis de ghettoïsation par le bas de collèges populaires, essentiellement de l’éducation prioritaire, totalement désertés par les catégories moyennes et aisées et, inversement, des collèges situés dans les beaux quartiers, au recrutement très aisé, surtout les établissements privés. Dans les faits, le collège unique n’existe pas en raison de la ségrégation urbaine et de la politique de dérogations à la carte scolaire qui a accentué au-delà de la ségrégation urbaine la ségrégation sociale des établissements. Ceux qui disent qu’il faut supprimer le collège unique en France semblent ignorer que celui-ci n’est quasiment plus qu’une étiquette qui a un rapport très éloigné avec un réel collège unique.

Vous dressez un bilan très sévère sur l’enseignement prioritaire puisque vous affirmez qu’il a surtout favorisé la ségrégation…



Quand vous regardez les chiffres, vous constatez que, depuis vingt ans, les établissements de l’éducation prioritaire sont devenus de plus en plus populaires. Cette diminution de la mixité sociale constitue un handicap pour les enfants qui y sont scolarisés. Dans les classes, il n’y a de moins en moins de « locomotives », de bons élèves qui favorisent les « effets de pairs » positifs, source de progrès scolaires pour les autres élèves. Ce n’est pas en soi la politique d’éducation prioritaire – « donner plus à ceux qui ont moins » – qui pose problème mais la labellisation des établissements. Elle fait fuir les enfants d’origine moyenne et supérieure. La politique d’éducation prioritaire qui consiste à diminuer le nombre d’élèves par classe est tout à fait pertinente. Mais elle est menée de façon trop limitée. Il reste l’effet négatif de la labellisation qui réduit la mixité académique et sociale.

Vous montrez qu’il y a des politiques de pôles d’excellence qui ont eu des résultats.

La politique des pôles d’excellence menée par Ségolène Royal a permis de freiner la prolétarisation des établissements de l’éducation prioritaire, de limiter la différenciation entre établissements, de limiter les phénomènes de ségrégation scolaire, voire de développer la mixité sociale qui est un facteur d’équité et de progrès pour les élèves. C’est une politique possible mais elle n’est pas suffisante : elle n’a pas permis aux établissements de l’éducation prioritaire de rattraper leur retard par rapport aux autres établissements.

Vous proposez une autre politique : intégrer l’objectif de mixité sociale dans les objectifs d’établissement.

Il faut supprimer le label Education prioritaire qui s’adapte d’ailleurs mal à une réalité urbaine et sociale changeante. Il y a des établissements qui rencontrent des difficultés importantes et qui ne sont pas classés prioritaires. La différenciation du financement, selon qu’il soit prioritaire ou non, n’est pas non plus satisfaisante. Il serait plus judicieux de mettre en place un financement qui prenne davantage en compte, de façon continue, le recrutement social des établissements. Il n’existe pas de raison de donner grosso modo la même somme pour un élève scolarisé au collège Stanislas à Paris et dans un collège de banlieue qui cumule les difficultés. Quand les conditions d’apprentissage sont optimum, le financement pourrait être moindre. Il est souhaitable aussi de moduler davantage le nombre d’élèves par classe. Les travaux de Piketty et Valdenaire montrent que si on augmente d’un élève par classe les établissements non prioritaires, on pourrait diminuer de 5 élèves par classe les établissements prioritaires et réduire de plus de 20% l’écart moyen de compétence entre les élèves de l’éducation prioritaire et les autres. Cette discrimination positive sensible serait une source d’efficacité et d’équité : les élèves faibles des établissements de l’éducation prioritaire progresseraient sans que les progrès des élèves scolarisés dans les autres établissements soient ralentis. Cette politique de différenciation du financement existe aux Pays-Bas. Elle est aussi mise en œuvre progressivement en Belgique où la ségrégation sociale et académique est particulièrement forte et les inégalités de réussite selon l’origine sociale élevées.

Faut-il toucher à l’offre pédagogique ?

Il faut mener une politique exactement contraire à celle menée sur les dix dernières années. Il ne faut pas différencier l’offre pédagogique mais au contraire la rendre plus homogène. Plus l’offre est diversifiée, plus la concurrence entre établissements est accentuée, plus les logiques de choix des parents sont stimulées, plus la ségrégation scolaire augmente. Il faut casser ce cercle vicieux qui aboutit à la constitution d’établissements ghettos. Pour revenir à plus de mixité sociale, il est indispensable de réduire les écarts d’offre scolaire et de revenir sur le modèle de la concurrence inter-établissement. Le modèle de la concurrence entre entreprises aboutit à la fermeture d’une partie d’entre elles. Ce n’est pas ce modèle qu’il faut appliquer à l’école : il revient à la fermeture des établissements désertés par les élèves. Il faut un système qui permet à tous, établissements comme élèves, de réussir. En Finlande, les évaluations des établissements ne sont communiquées qu’aux professeurs et chefs d’établissement avec une recherche des solutions pour progresser quand les résultats sont inférieurs à ceux attendus. Le principe n’est pas de classer, de montrer du doigt et de stigmatiser ceux, établissement et élèves, qui sont en difficulté mais de trouver des solutions. Le principe finlandais de la solidarité est plus efficace que celui de la concurrence. Un changement de politique scolaire est une nécessité scolaire mais aussi sociale et politique. La ségrégation scolaire attise les communautarismes, le repli sur soi, les sentiments d’injustice et la violence. Lorsque, selon un récent sondage CSA d’avril 2012, 26% des jeunes de 18-24 ans ont l’intention de voter Front National, il est clair que notre école a échoué à promouvoir une société accueillante, confiante en elle-même et ouverte au monde.

Propos recueillis par François Jarraud

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