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« Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple » : le passage des mémoires aristocratiques à l’autobiographie rousseauiste a représenté une démocratisation de l’écriture de soi. Et si l’aventure numérique de l’extimité marquait une nouvelle étape ? Chaque vendredi pendant un an, Emmanuel Vaslin a publié sur le réseau Twitter une page de l’Autoportrait de l’écrivain et plasticien Édouard Levé. Et lancé à tous une invitation : s’inspirer de la page proposée pour partager en un tweet quelques fragments de sa propre vie. Les contributions ont été nombreuses, et fortes. Présenté au Forum des Enseignants Innovants 2019, le projet « A Main Levé » ouvre de beaux horizons : pour une possible expérience numérique de la littérature, pour une expérience collective de l’autobiographie, pour une expérience renouvelée des œuvres en classe…

Emmanuel Vaslin, directeur de l’atelier Canopé d’Angers, Franck Bodin, directeur de l’atelier Canopé de Champigny-sur-Marne, Etienne Candel, professeur de sciences de l’information et de la communication à l’université Lyon 3, nous éclairent sur le projet mené. De façon collective, forcément collective…

« Du 14 septembre 2018 au 13 septembre 2019, Emmanuel Vaslin a proposé chaque semaine de partager sur Twitter des fragments autobiographiques en écho à une page d’Autoportrait d’Édouard Levé, texte publié aux éditions P.O.L. en 2005.

À l’aube de chaque vendredi matin, il a publié ainsi, depuis le logiciel TweetDeck, une invitation à écrire, composée d’un court texte de présentation du dispositif d’écriture, du mot-dièse « #àMainLevé », d’une image et de la copie d’une page du texte d’Édouard Levé.

Pendant toute la durée de cette expérience d’écriture littéraire, des contributeurs toujours plus nombreux ont pu produire, à la suite de ce tweet hebdomadaire, leurs propres contributions à la manière de : des micro-textes (le format bref de Twitter rencontrant le caractère heurté, parataxique, du style d’Édouard Levé) inspirés par ce concept d’une autobiographie par touches, des autobiographèmes, comme aurait pu dire Barthes, mais éclatés en une multitude d’énonciateurs produisant, autour de l’œuvre conceptuelle de l’auteur, un étoilement de notations personnelles.

Il en ressort une étonnante construction en écho à la vie et au texte original de l’artiste. Chacun ne parle là que de lui-même, mais tous ces textes présentent une curieuse ressemblance, un air de familiarité qui font ressortir la finesse et le caractère fascinant, captateur et vertigineux de l’œuvre d’Édouard Levé : tous ces textes, et celui de Levé avant tous les autres, semblent bien composer une autobiographie potentielle, des objets flottants dans lesquels, paradoxalement, le lecteur peut autant – peut-être même plus – se reconnaître qu’il pourra connaître leurs auteurs. Des récits qu’il peut faire siens, ou des récits qu’il peut s’aliéner, en quelque sorte, en les livrant. Ces réponses, ces récits liés les uns aux autres par la force de l’écriture numérique, adossés au texte d’Edouard Levé, finissent par former un large autoportrait collectif, dans une dialectique entre l’individuel et l’universel. On touche l’humain dans l’écriture d’Édouard Levé.

L’expérience d’écriture, dans la visée même de son concepteur, devait avoir une fin. La glose a d’abord été regroupée dans un « Moment » Twitter, cette sorte d’archive permettant de conserver liés entre eux des contenus qui, sans cela, se perdent dans la logique de flux des réseaux.

Cet amas de textes, toujours disponible sur Twitter, est un événement littéraire. Un objet non identifiable, mais un objet qui lui-même renouvelle le geste d’Édouard Levé, parce qu’il interroge le lecteur, comme lecteur et en tant qu’humain traversé d’expériences, faisceau fuyant de souvenirs et de convictions, de prédilections et de vécus, agrégat de petites choses à l’égal de ses notations.

À la suite de Kenneth Goldsmith, nous pensons que la question n’est plus, aujourd’hui, de produire plus de textes, mais de jouer sur les textes, sans ambition créative ; et de voir perler, au détour de ces gestes – pastiches, copies, redites, reprises – une créativité, une vitalité tout autres. En juin 2019 apparaît ainsi, avec Franck Bodin l’idée de déléguer aux machines le soin de se charger des textes : les reprendre, les republier, les remanier, jouer de ces fragments de vie épars, de ces éclats, pour les déplacer, les manipuler – les mouvoir pour les faire émouvoir.

Le flux du projet #àMainLevé s’est interrompu le 13 septembre 2019. Sur le site XXX, la totalité des textes produits à ce titre sont regroupés, redistribués de façon aléatoire par un bot numérique. Les #randomisations ont désormais pris le relais, proposant un vendredi sur deux un nouvel autoportrait composite à partir de ces éclats. »

Eclairages recueillis par Jean-Michel Le Baut

Compilation des tweets déclencheurs sur Twitter

Compilation aléatoire de tweets d’internautes

Franck Bodin sur Twitter : @franckbodin

Etienne Candel sur Twitter : @etienne_cdl

Emmanuel Vaslin sur Twitter : @emmanuel_vaslin

Le site de Franck Bodin