10 jours sans écran ? Pour Bruno Devauchelle, « une tendance lourde à tenter de résoudre le problème par la réglementation plutôt que par l’incitation et la préconisation ». « Après le « solutionnisme » technologique, c’est le coercitif qui prend la main. Alors que la question de la parentalité est depuis de nombreuses années au coeur des débats en incluant la qualité de vie sociale, on accepte l’idée que l’on n’y peut rien uniquement en œuvrant « culturellement » en direction des adultes éducateurs, et qu’il faut « contraindre » de l’extérieur. C’est un constat d’échec du monde éducatif. »
La multiplication des annonces à propos du numérique en éducation et souhaitant l’encadrer, le limiter, le contrôler est un indicateur du désarroi du monde adulte. La dernière mesure annoncée par Elisabeth Borne Ministre de l’éducation ne concerne pas la périphérie du monde scolaire, mais le cœur. Les Environnements Numériques de Travail dont Pronote est un des éléments devrait faire l’objet d’un « droit à la déconnexion » de 20h à 7h le matin. Comment comprendre ce revirement par rapport à ce qui est devenu le cœur du numérique de l’organisation scolaire et qui a été initié en 2003 et renforcé pour le primaire en 2020 (contenu dans le projet « Territoires Numériques Educatifs »). Alors que les parents et les enfants ont construit des habitudes d’usage, voici qu’il faudrait les limiter. Les parents et les jeunes savent bien, depuis longtemps, réguler leurs accès à ces logiciels de vie scolaire, car leur lien avec le travail scolaire (cahier de texte, suivi des évaluations des notes) les a rendus presqu’indispensables. Il faut resituer cette annonce dans le contexte du moment et la multiplication des propos de toutes natures visant à limiter le numérique.
Une trainée de poudre contre les usages du numérique par les jeunes
Nombreux(ses) sont les déclarations, articles de presse, reportages télévisés qui dénoncent, autour du numérique, une dégradation profonde de notre société. Ce sont bien sûr les jeunes et l’éducation qui sont mis en première ligne. Entre le rapport sur les écrans du printemps 2024 « Enfants et écrans : à la recherche du temps perdu », les chroniques (comme celle de Philippe Bernard dans le journal le Monde du lundi12 mai 2025)) « Les réseaux sociaux un enjeu de santé mentale », les communiqués et textes alarmants (Sociétés Française de Pédiatrie et autres ), les reportages et documentaires vidéo variés, on assiste à des discours généralisants et prescriptifs. Les politiques s’emparent aussi de ces sujets. Il s’agit d’alerter aussi bien les pouvoirs publics que le grand public, souvent en agitant le spectre d’une catastrophe à venir, mentale, cognitive et sociale, à défaut d’économique. Ce qui caractérise ces propos c’est, pour la plupart d’entre eux, qu’ils ne prennent pas le temps d’approfondir, d’expliquer, de prouver, mais qu’ils préfèrent faire passer leur message, utilisant parfois les arguments d’autorité du genre : la recherche le prouve, de nombreux articles en parlent etc.
Des adultes comme les autres, hier comme aujourd’hui
Les enseignants sont des adultes comme les autres et aussi souvent parents. Si le monde adulte s’exprime sur les jeunes et leurs comportements, les jeunes, eux, tentent de vivre dans l’environnement tel qu’il est en particulier avec le numérique. Ils ne l’ont pas choisi ce sont les adultes d’aujourd’hui qui l’ont mis en place, sans en mesurer l’impact potentiel.
En 1983, Pierre Babin et Marie-France Kouloumdjian tentent d’expliquer le « désarroi » du monde adulte en parlant de « la naissance d’une autre manière d’être et de comprendre », ou si l’on préfère, une autre culture (Les nouveaux modes de comprendre, La génération de l’audiovisuel et de l’ordinateur, Ed Le Centurion, 1983, p.10). Pour ces auteurs, ce qui apparaît est d’abord un mixage dont le modèle serait la stéréo, la cohabitation entre des formes anciennes et des formes actuelles de l’accès aux savoirs. Désormais « au cœur de la cité et de la pensée, il y a le symbolique, le ludique, l’artistique, le musical, l’écologique » déclarent les auteurs.
A cette époque, les adultes déplorent déjà, presque que comme aujourd’hui, la baisse de la puissance de concentration, l’étalement dans la superficialité, la passivité accrue, la perte de l’esprit critique et du raisonnement (p. 21-32). Pour le dire autrement, si de nouvelles technologies sont devenues disponibles et généralisées, les discours, eux, sont très peu actualisés… l’humain restant l’humain. Les auteurs de cet ouvrage se sont basés sur des entretiens et des enquêtes menées à l’époque et ceux-ci recoupent nos propres enquêtes et travaux auprès des équipes enseignantes. Est-ce pour autant qu’il faut négliger ces craintes ?
Déformation de la perception que l’on a des jeunes
Le monde scolaire est un lieu d’accueil de ce qu’est la jeunesse actuelle. Les enseignants sont donc au premier rang de leurs expressions, de leurs pratiques qui souvent contribuent de manière positive ou négative aux activités imposées par l’école. Ils déclarent constater des évolutions dans les comportements des jeunes qui leur paraissent incompatibles avec l’activité scolaire. Derrière cette perception (qui mériterait souvent d’être approfondie), il y a la référence que porte l’ensemble de l’institution scolaire qui s’érige en « autorité » des comportements et des attitudes acceptables. Il y a derrière cela un « modèle de normalité » qui est rarement explicité. Il y a aussi la reconnaissance implicite de l’existence d’une boite noire éducative : comment les enfants et les jeunes sont éduqués en dehors de l’école ? Il est aussi important de parler de « l’effet loupe » ou encore de « l’effet perception subjective », deux éléments qui amplifient très fortement les analyses de la réalité, parfois en décalage avec les réalités sociologiques. De là où je parle, de ce que je vis, mon expérience est généralisée et est énoncée comme vérité universelle et à ce titre impose des décisions, parfois radicales mais pas toujours étayées et analysées solidement.
Chacun de nous peut être pris dans ces mécanismes. Pour se départir de ces attitudes, il est nécessaire, outre d’avoir des techniques, mais aussi une conscience de soi suffisamment ouverte pour accepter le doute et la remise en cause de mes perceptions sensibles. Les enseignants sont confrontés quotidiennement à ce problème, les conseils de classe ou de maîtres, parfois les discussions informelles sont souvent un amplificateur de ces attitudes. Le film allemand, La salle des profs (İlker Çatak, 2024) illustre au moins partiellement les questions de subjectivité de jugement.
Faut-il recommencer les cures de sevrage numérique ?
Le lancement, à nouveau, de dix jours sans écrans (ce mardi 13 mai : https://10jourssansecrans.org/ ) est symbolique de ces questions. Alors que l’enseignement catholique avait déjà promu ce genre de pratique il y a plus de dix ans déjà, l’état reprend l’idée et la promeut. De manière récurrente, comme pour la limitation d’âge pour les réseaux sociaux et les sites pornographiques ou encore la surveillance des pratiques de l’IA, il y a une tendance lourde à tenter de résoudre le problème par la réglementation plutôt que par l’incitation et la préconisation, comme par exemple les propositions faites par Serge Tisseron (3-6-9-12).
La proposition d’un « droit à la déconnexion » à propos des Environnements Numériques de Travail (ENT) fait par la ministre de l’éducation fait écho à des préconisations antérieures (septembre 2024) dont l’éclectisme des principaux promoteurs interroge. Cela illustre le désarroi des adultes, comme l’indiquaient déjà P. Babin et M.F. Kouloumdjian en 1983. Après le « solutionnisme » technologique, c’est le coercitif qui prend la main. Alors que la question de la parentalité est depuis de nombreuses années au coeur des débats en incluant la qualité de vie sociale, on accepte l’idée que l’on n’y peut rien uniquement en œuvrant « culturellement » en direction des adultes éducateurs, et qu’il faut « contraindre » de l’extérieur. C’est un constat d’échec du monde éducatif, de ce que c’est qu’éduquer !
l’IA une nouvelle donnée pour de nouvelles confrontations
L’arrivée de l’IA dans l’espace public en novembre 2022 a ouvert une nouvelle brèche, mais n’a pas refermé les précédentes. Au contraire, elle ne fait qu’élargir les interrogations. Mais là, ce n’est plus la parentalité qui est en question, mais l’institution scolaire et universitaire qui est directement mise en cause comme le prouve la multiplication des évènements organisés dans les établissement scolaires et universitaires depuis près de deux ans.
Les contournements permis par l’IA ont été rapidement adoptés par les élèves, les étudiants (et parfois par les enseignants aussi). Cela révèle d’une part une attitude consumériste (les élèves cherchent à obtenir le meilleur résultat et le moins coûteux par tous les moyens), d’autre part l’inadaptation du système aux évolutions technologiques et sociales qui permettent des contournements imprévus. Si, jusqu’à présent, l’école et l’université avaient réussi à contenir les assauts des technologies numériques et audiovisuelles, désormais la lutte a changé de terrain et d’ampleur. Elle est désormais au coeur du fonctionnement institutionnel, le dénonçant en quelque sorte. Les questionnements venaient de pratiques externes (conflit générationnel autour des usages des technologies), désormais ils viennent de pratiques internes spécifiques au fonctionnement scolaire (conflit méthodologique sur la manière d’enseigner et d’évaluer).
L’effervescence du moment autour de ces questions est un mauvais signe. La génération qui a conçu ces techniques et surtout qui les a diffusées, massifiées et démocratisées serait-elle dépassée ? On peut le penser et le percevoir car d’un côté il y a de nouveaux troubles psychologiques, sociaux, mais qui restent encore suffisamment limités en regard de l’ensemble de la population. D’un autre côté le choix de contraindre met en évidence l’incapacité à persuader la population (si tant est que cela soit utile), et en creux fait apparaître une orientation politique plus générale dans les sociétés démocratiques qui entend imposer par la contrainte. Le numérique est-il un bouc émissaire ?
Bruno Devauchelle
