Petite histoire d’un échec collectif
L’histoire commence au début de notre 21ème siècle avec l’avènement du « web 2.0 » : internet devient pour chaque internaute un espace de participation et de sociabilisation qui permet d’interagir et de partager du contenu. C’est ce qu’incarne en particulier à partir de 2002 la frénésie adolescente des « skyblogs », peu à peu concurrencée et remplacés par les réseaux sociaux, depuis Facebook en 2004 jusqu’à la déferlante Instagram, Snapchat ou TikTok aujourd’hui. Successivement et massivement investis par les jeunes, blogs et réseaux sociaux suscitent une réaction globalement similaire du monde adulte et en particulier du monde éducatif. Domine un sentiment de peur face une expression débridée de la jeunesse, hors de notre contrôle : en 2005, Libération raconte des exclusions de lycéen·nes pour propos inappropriés en ligne ; en 2025, tout fait divers tragique provoque un déchainement politique et médiatique contre « l’ensauvagement » numérique de la jeunesse. En découle une posture répressive : le filtrage des plateformes de blog et des réseaux sociaux est encore répandu dans les établissements ; dans la sphère publique est sans cesse proclamée la volonté de fixer des limites d’âge qui existent déjà mais ne sont pas appliquées.
Dans les années 2010, sous l’impulsion de Catherine Becchetti-Bizot et Paul Raucy, l’Inspection Générale de lettres déploie plusieurs séminaires nationaux pour éclairer bien des possibles et enjeux des nouveaux supports d’écriture. Le 3 octobre 2014, le Conseil National du Numérique formalise ainsi des recommandations toujours brûlantes : « Créer un cadre scolaire favorable à la production et la co-production, en mode ouvert sur l’extérieur de la classe », « Prévoir au moins un projet coopératif appuyé sur des outils numériques par classe et par année », « Favoriser les situations pédagogiques dans lesquelles les élèves sont à l’initiative et s’adressent à l’extérieur de l’école à partir de leur travail coopératif », « Apprendre et permettre aux élèves de publier (au sens de rendre public sur le Web) et diffuser », « Encourager et systématiser les expériences de publication dans les établissements, notamment autour de sites Web, de blogs, de réseaux sociaux pérennes, d’ENT… », « Former les élèves à l’usage des licences ouvertes (de type Creative Commons) et aux décisions éditoriales qu’elles impliquent (ré-utilisation, partage, circulation) et en regard à réfléchir aux usages de documents sous régime de propriété exclusive. »
Parallèlement, de Mario Asselin au Québec jusqu’à Michel Guillou en France, des voix militent pour l’ouverture de blogs pédagogiques : une passionnante aventure dans laquelle se lancent de nombreux collègues, à l’école, au collège, au lycée, à l’université, pour déployer des projets, pour exposer, valoriser, susciter des productions d’élèves, pour partager des idées et des ressources inspirantes.
Hélas, sauf exception, la plupart des blogs de classe ne peuvent être ouverts que sur des espaces inappropriés : non conformes au RGPD, payants et/ou avec des publicités. Une plateforme plus spécialisée et sécurisée, le webpedagogique, ferme en 2023. Le service de blogs Apps Education s’avère destiné au personnel et non aux élèves. Certains ENT académiques proposent une application blog, mais elle condamne à de la publication en vase clos. Bref, le constat est sévère : ¼ de siècle après l’avènement du web participatif, l’Education nationale n’a toujours pas ouvert d’espace de publication en ligne pour les élèves, toujours condamné·es au silence, toujours, conformément à l’étymologie du mot « enfant », considéré·es comme celles et ceux qui n’ont pas la possibilité ou le droit de parler.
Meilleur espoir pédagogique : Porte-plume ?
Initiée et conçue en équipe par la DRANe, la plateforme est d’usage simple et adapté : les élèves y créent des articles avec textes, images, sons ou vidéos ; un système de modération favorise les interactions entre élèves et enseignant·es ; il permet de choisir le champ de publication. Elle est sécurisée, respectueuse des principes du Règlement Général sur la Protection des Données personnelles : enseignant·es et élèves s’y connectent avec leurs identifiants académiques. Elle est facilitante : les questions, souvent compliquées à gérer, de droit d’auteur, droit à l’image, droit à la voix, sont résolues dès la 1ère inscription des élèves par des documents tout préparés à leur destination et à celle de leurs parents. Elle est responsive design : son interface s’adapte aux outils mobiles, on peut écrire et publier depuis une tablette ou un smartphone. Elle autorise des contributions extérieures à l’académie et des partenariats divers. Réalisée avec une agence locale de design web, elle a bénéficié d’un financement du Territoire Numérique Educatif du Finistère. Elle est placée sous le signe du Libre éducatif : ses contenus sont proposés sous licence ouverte Etalab 2.0, son code est partagé sur la Forge des communs numériques éducatifs, un atelier de découverte lui a été consacré à la Journée du Libre éducatif 2025 à Bruay-La-Buissière. Soulignons enfin que Porte-plume est une plateforme évolutive, susceptible d’ajustements, de simplifications et d’interconnexions en fonction des critiques et suggestions.
Durant son année de lancement, à une échelle académique, et potentiellement nationale pour peu que l’adoptent d’autres territoires, Porte-plume a d’ores et déjà intéressé 17 000 usagers, accueilli 140 projets, publié 420 articles.
Quelques exemples : Enquête en Classe 2025 pour initier à la démarche d’investigation dans le cadre de l’EMI ; Challenge Wikidata en classe pour enquêter sur des données ouvertes autour d’une question sociale, en l’occurrence le matrimoine à l’Ecole en Bretagne ; Sors 2 ta bulle pour accompagner un concours de lecture de BD en lycée professionnel ; Bimer.info pour mutualiser des initiatives d’établissements engagés dans la mise en place du Brevet d’Initiation à la Mer ; L’ardoisiere, carrière numérique d’écriture du Parcours Préparatoire au Professorat des Écoles déployé au lycée de l’Iroise à Brest … Philomène et Amance témoignent ainsi de leur expérience de contributrices sur L’ardoisière : « Cette vitrine numérique donne du sens au travail réalisé en classe, car tout est pensé pour un vrai lectorat. La publication donne de la valeur à nos productions. Elle suscite un engagement plus authentique dans l’écriture. Cela stimule la motivation, renforce l’estime de soi, favorise la relecture, l’autocorrection et le soin apporté à l’expression. Cela peut permettre une ouverture vers d’autres classes, d’autres lecteurs, voire des échanges inter-écoles. L’élève deviant un auteur, lu, reconnu et commenté. »
Apprendre à publier : pourquoi ?
Porte-plume ouvre à l’Ecole un bel horizon : devenir aussi une Ecole de la publication. C’est que contrairement aux idées reçues, « les digital natives ont besoin de nous » pour reprendre les mots d’Anne Cordier, chercheuse en Sciences de l’Information et de la Communication. Rappelons avec Bruno Devauchelle combien se dessine, dès le plus jeune âge, une fracture numérique d’usage : des inégalités socioculturelles se creusent dangereusement en matière de pratiques numériques, y compris de participation à la publication en ligne, avec des sous-usages ici, des usages déficients ou inappropriés là, des usages maitrisés, actifs, créatifs, réfléchis ailleurs.
C’est dire si l’enjeu d’un apprentissage de la publication en ligne est majeur. Sur le plan social : « L’impossibilité de maîtriser un « savoir publier », sera demain un obstacle et une inégalité aussi clivante que l’est aujourd’hui celle de la non-maîtrise de la lecture et de l’écriture, un nouvel analphabétisme numérique hélas déjà observable. » (Olivier Ertzscheid). Sur le plan politique : la publication en ligne est désormais la possibilité offerte à chacun·e de participer à l’espace du débat public, donc d’exercer sa citoyenneté. Sur le plan culturel : la culture de l’Ecole est celle de l’écrit (l’étude de textes, de la Littérature, du système de la langue) alors que la culture numérique est celle de l’écriture (qui, rappelle Anne-Marie Petitjean, requiert « pratique personnelle et créativité »).
Dans ce mouvement de fond qui touche à l’invention de soi, au déploiement de nouvelles textualités, à l’expérience de nouvelles sociabilités, à la construction commune du savoir, nos élèves ne peuvent rester livrés à eux-mêmes : une Ecole vivante, ouverte sur le monde, doit chercher à développer une authentique culture de l’écriture qui mette en jeu et en réflexion pratiques informelles, pratiques scolaires, voire pratiques littéraires.
Savoir publier, c’est quoi ?
Par-delà les habiletés techniques qu’il s’agit de développer, apprendre un « savoir publier », c’est surtout favoriser une culture et une éthique de la publication. Rappelons-en quelques principes essentiels.
Quand je publie, je respecte des règles, qu’elles soient juridiques (droit d’auteur, droit à l’image, injure publique…), morales (savoir vivre en ligne, respecter autrui) ou linguistiques (orthographe, syntaxe…) : tout ceci doit faire l’objet d’un apprentissage que porte en particulier l’EMI.
Quand je publie, je suis dans le monde réel et non dans un espace « virtuel », mot à éviter tant il déresponsabilise : la publication, c’est une expérience sociale, une expérience de la société, ce qui implique de travailler via l’internet public et non sur des espaces fermés, ce qui invite aussi à travailler la publication à travers des projets collectifs, à favoriser interactions et coopérations, à exploiter la fonction « commentaire » pour d’intéressantes activités de coévaluation.
Je réfléchis avant de publier : apprenons la lenteur en classe pour remplacer l’écriture impulsive par un véritable travail de l’écriture, apprenons à passer une heure pour ciseler un message sur Edutwit ou plusieurs heures pour travailler un article de blog, apprenons à différer et programmer la publication.
Tout ce que je publie a des destinataires, connu.es ou inconnu.es : apprenons à adapter le contenu et la forme en pensant à tous les lecteurs et lectrices possibles que sont l’enseignant·e, les autres élèves de la classe ou du lycée, les partenaires du projet, les internautes anonymes, l’écrivain·e dont j’utilise ou commente un texte …
Je suis ce que je publie : il s’agit de comprendre combien les publications, de façon radicale et risquée, engagent une image de soi, qu’il s’agit de créer et fortifier peu à peu, ce qui implique de favoriser dès l’Ecole un engagement authentique dans l’écriture (y compris scolaire), de travailler à devenir responsable éditorial de soi.
Je réfléchis après avoir publié : amenons même les élèves à faire retour sur leurs publications pour expliciter leurs démarches et leurs choix, à livrer des « notes d’intention », à mener une vraie pratique réflexive du web pour déployer une pensée critique sur le numérique lui-même. A titre d’exemples : un projet sur les traces numériques, un projet sur le supposé ensauvagement de la jeunesse, un atelier réflexif sur les licences de droit d’auteur…
Je publie, donc je contribue à la culture : faisons émerger des « classes contributives » (Franck Bodin) qui engagent les élèves dans des activités de transformation et d’augmentation des ressources et des œuvres, dans des démarches de coopération, de créativité et de design, dans des dispositifs, des postures, des gestes de recherche et de réflexivité. Traditionnellement l’Ecole véhicule une représentation patrimoniale de la culture : passée, sacralisée, fermée. Or une autre conception est nécessaire et possible : elle envisage la culture comme ouverte, vivante, participative, comme une culture où chacun·e peut circuler et agir librement pour devenir à son tour créateur·ice de savoirs et de productions culturelles.
L’ambition d’une Ecole de la publication ouverte est celle qu’à sa manière inaugure enfin Porte-plume : un commun numérique susceptible de faire de la culture elle-même un commun. Pour que l’écriture ne soit plus enfermée dans les encriers de l’enfance, la littérature dans les livres, les connaissances dans les manuels, la pensée dans l’intelligence artificielle, les élèves dans les salles de classe, il s’agit à l’Ecole de faire communauté d’apprentissage pour apprendre à faire société en ligne. Puisse un tel projet devenir lettres vives.
Jean-Michel Le Baut
